Jean-François Revel

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Extraits du Voleur dans la maison vide

Le brillant septuagénaire

[…] Ainsi, le 10 mai 1994, Mitterrand “accorde” à deux journalistes des deux principales chaînes de télévision, TF1 et France 2, un entretien qui se réduit, bien entendu, selon la coutume, à un monologue dialogué, si j’ose cette formule contradictoire, quoique conforme à la réalité. Dissertant avec componction sur les causes du chômage en France, le président de la République en décelait trois : la crise économique américaine, les taux d’intérêt allemands trop élevés, la suppression par la droite française, en 1986, sous le gouvernement Chirac dit de la “première cohabitation”, de l’autorisation administrative de licenciement pour les entreprises. L’objection que le premier venu des étudiants de première année en économie ou en histoire aurait aisément opposée à Mitterrand, c’est que, loin d’exporter une crise qu’ils n’avaient pas ou plus, les États-Unis avaient traversé, du début de 1983 au début de 1990, la période de plus forte croissance continue de toute leur histoire, depuis la fin de la guerre de Sécession, expansion dont avait profité le monde entier… sauf la France. Pourquoi ? Voilà ce que les journalistes auraient dû lui demander. Quant aux taux d’intérêt allemands, leur influence sur les nôtres résultaient des contraintes acceptées de l’Union monétaire européenne. Enfin, le grand bond du chômage en France, sautant de un million sept cent mille à presque trois millions de chômeurs, s’est produit de 1981 à 1983, donc bien avant le succès de la droite aux élections de 1986 et la suppression de l’autorisation administrative de licenciement, qui d’ailleurs avait été instaurée par la droite elle-même, sous Pompidou.

Je consigne là non des opinions miennes, mais des faits de notoriété publique, que nos deux interrogateurs agréés se gardèrent scrupuleusement d’évoquer face à Mitterrand. Au lieu de lui renvoyer la balle, ils se prosternaient pour la lui ramasser tout au long de l’émission et la lui tendaient, afin qu’il poursuivît son pesant soliloque. Une partie de la presse française, très mexicanisée, leur emboîta le pas le lendemain, en chantant la “forme étourdissante” du brillant septuagénaire qui nous avait si bien entortillés. À suivre l’analyse présidentielle, en effet, les Français pouvaient se rassurer et même se féliciter : ils étaient les seuls, grâce à leur président, bien sûr, chef de l’État depuis douze ans, à ne porter aucune responsabilité dans la progression continue de leur propre taux de chômage, le plus élevé des pays industrialisés après celui de l’Espagne. Quelques invectives rituelles sur les ravages du reaganisme et du thatchérisme, bien que les États-Unis et le Royaume-Uni affichassent une croissance supérieure et un chômage inférieur à ceux de la France, servirent à envelopper le paquet. Elles faisaient depuis longtemps office de pensée chez nos politiques et nos politologues. Le ricanement leur tenait lieu de raisonnement.

[© Jean-François Revel, Mémoires, le voleur dans la maison vide, pp. 234-235]