Jean-François Revel

Vive la démocratie directe!

Article de Jean-François Revel paru dans Le Point le 26 mars 1994.
Son contexte est les nombreuses manifestations ayant suivi l’annonce du Premier ministre de l’époque, Edouard Balladur, de mettre en place le Contrat d’Insertion Professionnelle, rebaptisé “smic-jeune”, et qui sera retiré par la suite.

«Vive la démocratie directe!

Au lendemain des élections de mars pour les conseils départementaux, tous les partis, on l’a vu et redit, ont crié victoire. Et pourtant tous ont perdu.

Oh non pas, certes, en raison de telle ou telle interprétation tortueuse de leurs résultats. Mais parce que le pouvoir politique a cessé de résider dans les assemblées.

Selon le déroulement théorique des opérations, le Parlement vote une loi, ou le gouvernement, issu de la majorité parlementaire, expression de la volonté générale, prend une décision.

L’opposition a pu discuter le projet, déposer maints amendements, contester la mesure. Mais, la majorité étant la majorité, le texte est adopté.

C’est là, dans les démocraties représentatives, que le processus législatif se termine. C’est là, dans le nôtre, qu’il commence.

Dès le jour de la promulgation ou de l’application on assiste à la rébellion du groupe social, de la catégorie professionnelle, du service public, de la classe d’âge, de la région, de la corporation, du syndicat dont les intérêts ou les privilèges sont ou paraissent visés par le législateur ou le gouvernement.

Si les manifestations et les grèves ont assez d’ampleur et surtout de violence pour paralyser et perturber, au-delà du supportable, la vie nationale, cela vaut abrogation de la loi, retrait de la mesure.

Peu importe que la majorité, comme dans le cas présent, dispose à l’Assemblée nationale de 84% des sièges contre 16% à l’opposition, et qu’elle soit donc une des majorités les mieux élues de toute l’histoire de France, dans une consultation datant d’un an à peine, et confirmée par des élections cantonales.

Peu importe que chaque catégorie de manifestants ne représente qu’une minorité dans la nation, si encombrante soit-elle dans la rue.

Peu importe que le droit de faire grève, si sacré soit-il, ne puisse jamais être, d’après la constitution, un substitut du droit de légiférer. Il l’est devenu.

Entérinons donc un état de fait d’ores et déjà plus fort que le Constitution officielle. J’avance la modeste proposition suivante.

Le caractère représentatif du pouvoir ayant perdu toute importance, on désignerait le président de la République par tirage au sort. Il gouvernerait de l’Élysée à l’aide d’un cabinet de favoris, ce qui ne changerait guère les habitudes.

Au lieu de faire voter des lois par l’Assemblée et le Sénat, horrible perte de temps, il les lancerait dans la nature et attendrait les réactions. En cas de calme persistant, le texte serait adopté.

Si des troubles surgissaient, il serait aussitôt retiré: nous ne ferions que suivre ainsi la procédure déjà en vigueur, mais avec un énorme gain de temps.

Et à un moindre coût, puisque nous pourrions supprimer les 1 130 députés, sénateurs, conseillers économiques et sociaux, plus les milliers régionaux, régionaux, municipaux qui ne font déjà que de la figuration.

Et le vote des recettes et des dépenses, vieille prérogative des Assemblées? Il serait dévolu aux casseurs, auxquels une mise en forme juridique reconnaîtrait les attributions que la coutume leur a depuis longtemps conférées.

On dresserait un tarif des crédits débloqués en leur faveur. Vandalisme à Rungis deux fois par an? Deux milliards. Obstruction illégale des pistes des aéroports? Dix milliards. Incendie volontaire d’un monument historique? Cinq milliards.

Entrave à la circulation sur les routes au moyen de tonnes de patates, choux-fleurs, artichauts? Dix millions la tonne.

Mise à sac d’une école? Cent mille francs. Passage à tabac d’un enseignant? Mille francs. D’une enseignante? Mille cinq cent. Avec viol? Deux mille. Ville la démocratie directe! »