Jean-François Revel

Catégories : Extraits d'œuvres

Extraits de La Grande Parade

Extraits page 121

Nul n’imagine que Karl Marx, comme le fera, au siècle suivant, son disciple Lénine, préconisait la suppression de l’Etat comme moyen d’émancipation de l’individu. Nul n’ignore non plus, et cette nuance nous est désormais familière, que le propre du totalitarisme utopique, à la différence du totalitarisme direct, est de réaliser le contraire de son programme, au nom même de ce programme, et notamment d’instaurer la tyrannie au nom de la liberté.

Extraits pages 319 à 321

La grande question qui se pose à nous européens, en ce début du vingt et unième siècle, est celle de savoir si nous allons pouvoir recouvrer l’autonomie politique que nous avons perdue le 1er août 1914, premier jour de la Première Guerre mondiale.

Jusqu’à cette date, l’Europe avait connu, certes, une histoire agitée, souvent barbare et sanglante. Mais elle réglait ses crises elle-même et retrouvait périodiquement une équilibre plus ou moins durable au moyen de négociations strictement intérieures, entre puissances purement européennes. Ce fut le cas, pour la période moderne, au congrès de Vienne en 1815. Puis, durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, ce fut encore le cas pendant et après les conflits qui accompagnèrent l’unité italienne et l’unité allemande.

Au contraire, en 1919, pour la première fois depuis la chute de l’empire romain, des négociations paneuropéennes, destinées à réorganiser de fond en comble les structures politiques du Vieux continent, eurent pour chef d’orchestre et inspirateur le président d’une puissance extra-européenne : Woodrow Wilson. Cela tenait, bien sûr, à ce que le camp vainqueur avait gagné grâce à l’Amérique, qui, par son intervention, avait renversé le cours de l’histoire européenne et imposé ensuite ses solutions lors de la paix. Par dessus le marché, le traité de Versailles fut un échec. Il ne reconstruisit pas un nouvel équilibre. En fait, les Premières et Deuxième Guerres mondiales ne constituent qu’une seule et même longue guerre, en deux parties, séparées par un armistice tendu et précaire. Ce fut une immense et suicidaire guerre civile, qui a dégénéré par deux fois en guerre mondiale. L’impuissance des européens à résoudre leurs propres problèmes de relations diplomatiques entre eux devenait patente. De plus, alors que de 1815 à 1914 l’Europe avait progressé lentement mais continûment vers davantage de démocratie, l’entre-deux guerres se solda par une gigantesque régression de la liberté et par l’émergence des grands et petits totalitarismes – innovation européenne de notre siècle – à Moscou, Rome, Berlin, Madrid, Vichy. Si la civilisation européenne échappa de peu à l’autodestruction, elle n’en apparut pas moins durant tout le siècle inapte à se gouverner, du moins en tant qu’ensemble continental.

De nouveau sauvée militairement par l’Amérique, elle fut de surcroît reconstruite économiquement par elle à partir de 1945. La nécessité de défendre ce qui subsistait d’Europe libre, cette fois contre l’impérialisme soviétique, après la défaite du nazisme, conféra également aux Etats-Unis le rôle d’architecte et de financier de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord, rôle que les pays européens de l’ouest étaient trop affaiblis pour assurer eux-mêmes. Depuis l’effondrement soviétique, l’Europe d’aujourd’hui se trouve, pour la première fois depuis quatre-vingts ans, confrontée à sa propre autonomie et pleinement responsable de son sort, malgré elle. L’époque de la protection américaine, accompagnée d’anti-américanisme, était très confortable, à la fois du point de vue politique et du point de vue psychologique. Elle est révolue.

Maintenant que l’Europe est enfin seule avec elle-même, elle se révèle aboulique. Elle était habituée, depuis un demi-siècle à mesurer son indépendance à sa capacité de résister soit à l’hégémonie américaine, soit à l’impérialisme soviétique, au besoin en s’appuyant sur le second contre la première. C’était une indépendance de sous-développée. Aujourd’hui, la comédie est finie. L’Europe est indépendante tout court et responsable d’elle-même, entièrement. Mais elle manque d’entraînement pour cette liberté retrouvée.

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« Les socialistes se figurent que le libéralisme est une idéologie. Elevés dans l’idéologie, ils ne peuvent concevoir qu’il existe d’autres formes d’activité intellectuelle.

Le libéralisme n’a jamais eu l’ambition de bâtir une société parfaite. Il se contente de comparer les diverses sociétés qui existent ou qui ont existé et de retenir les leçons à tirer de l’étude de celles qui fonctionnent ou ont fonctionné le moins mal.

D’après ses détracteurs, le libéralisme serait une théorie opposée au socialisme par ses thèses mais identique à lui par ses mécanismes.

Le libéralisme n’a jamais été une idéologie, j’entends n’est pas une théorie se fondant sur des concepts antérieurs à toute expérience, ni un dogme invariable et indépendant du cours des choses ou des résultats de l’action. Ce n’est qu’un ensemble d’observations, portant sur des faits qui se sont déjà produits. Les idées générales qui en découlent constituent non pas une doctrine globale et définitive, aspirant à devenir le moule de la totalité du réel, mais une série d’hypothèses interprétatives concernant des événements qui se sont effectivement déroulés. Adam Smith, en entreprenant d’écrire La Richesse des nations constate que certains pays sont plus riches que d’autres. Il s’efforce de repérer, dans leur économie, les traits et les méthodes qui peuvent expliquer cet enrichissement supérieur, pour tenter d’en extraire des indications recommandables.

Il faut donc refuser l’affrontement entre socialisme et libéralisme comme étant l’affrontement de deux idéologies. (…) Le libéralisme n’est pas le socialisme à l’envers, n’est pas un totalitarisme idéologique régi par des lois intellectuelles identiques à celles qu’il critique. Cette méprise rend absurde le dialogue entre socialistes et libéraux.

Les socialistes contemporains, totalitaires « light », au moins dans leurs structures mentales et verbales, s’égarent donc lorsqu’ils imaginent que les libéraux projettent, comme eux-mêmes, d’élaborer une société parfaite et définitive, la meilleure possible, mais de signe opposé à la leur. Là gît le contresens du débat postcommuniste.

Décréter que le marché est en soi réactionnaire et la subvention en soi progressiste relève donc de la pensée non seulement simpliste, mais intéressée, celle des virtuoses du parasitisme de l’argent public.

L’économie de marché, fondée sur la liberté d’entreprendre et le capitalisme démocratique, un capitalisme privé, dissocié du pouvoir politique mais associé à l’état de droit, cette économie-là seule peut se réclamer du libéralisme. Et c’est celle qui est en train de se mettre en place dans le monde, souvent à l’insu même des hommes qui la consolident et l’élargissent chaque jour. Ce n’est pas que ce soit la meilleure ni la pire. C’est qu’il n’y en a pas d’autre – sinon dans l’imagination.

Marteler à tout instant des imprécations contre les « ravages du libéralisme », c’est une façon subreptice d’insinuer : « Voyez, le communisme ce n’était pas si mal que ça, mis à part quelques « déviations » contre nature ». Cependant, l’antilibéralisme a d’autres fonctions que la justification d’un passé injustifiable, des fonctions plus concrètes : conjurer deux peurs présentes en chacun de nous, la peur de la concurrence et la peur de la responsabilité. Ces sentiments ne sont pas seulement des appréhensions. Ce sont des craintes pour ainsi dire conquérantes. Elles ont en effet un volet positif : la protection contre les rivaux, assortie du concours d’aides officielles, garantissant des « avantages acquis » indépendants de toute rentabilité. Ce n’est pas le moindre de ces avantages bien ou mal acquis que d’appartenir à une économie qui se veut plus de la redistribution que de la production, et dont, par conséquent, la pression sur l’individu et ses capacités est réduite. D’où le confort de l’irresponsabilité qu’apporte l’appartenance à toute grande machine étatique ou para-étatique.

La longue tradition, échelonnée sur deux millénaires et demi, des œuvres des utopistes, étonnamment semblables, jusque dans les moindres détails, dans leurs prescriptions en vue de construire la Cité idéale, atteste une vérité : la tentation totalitaire, sous le masque du démon du Bien, est une constante de l’esprit humain. Elle y a toujours été et y sera toujours en conflit avec l’aspiration à la liberté ».