Jean-François Revel

Revel coupable, forcément coupable

Par Henri Astier et Pierre Boncenne

Publication originale sur medium, 11 juillet 2024

En juin, une enquête de Libération révélait une affaire de pédophilie sans précédent. Des personnalités du Paris des années 1970 et 1980 étaient accusées d’actes sexuels commis sur des enfants. Notre première réaction fut le choc. Mais après avoir analysé cette série d’articles, intitulée “Les hommes de la rue du Bac”, nous avons décidé de mettre ici le mot “enquête” entre guillemets.

Le dossier repose sur le témoignage d’une femme, Inès Chatin, qui affirme avoir subi de sordides sévices lorsqu’elle avait entre quatre et treize ans. Les hommes mis en cause sont, par ordre alphabétique: l’avocat François Gibault ; le fondateur du magazine Le Point Claude Imbert ; le médecin et père adoptif de la victime Jean-François Lemaire ; l’écrivain Gabriel Matzneff ; le philosophe et essayiste Jean-François Revel.

Ce dernier, auteur de best-sellers mondiaux dont La Tentation totalitaire (1976) et membre de l’Académie française, est de loin la personnalité la plus éminente des cinq. De 1978 à 1981 il dirigea L’Express, qui lui consacra en septembre dernier un hommage de quatre pages (signées Gaspard Koenig).

Bien que décrit par Libération comme “moins inféodé à la vie du groupe” que les autres, Revel partage la vedette dans toute la présentation de l’“enquête” avec Matzneff, le diable répulsif. Matzneff et Revel n’avaient aucun lien. Mais un chapeau introductif, en caractères gras, commence par leurs deux noms, et annonce des révélations “sur des intellectuels en vue des années 70 et 80”. Revel est le seul des accusés qui puisse être qualifié ainsi. Il est mis en avant jusqu’au bout, assurant le retentissement de l’“enquête”.

Notre présent article porte donc uniquement sur les faits visant Jean-François Revel, et non sur ceux reprochés aux autres accusés. Libération procède par une accumulation d’amalgames, d’insinuations et de télescopages extravagants tendant à l’impliquer.

Ainsi le journal cite un article du Monde lors de la mort de Revel en 2006, le résumant à “la figure de Socrate”. Cette formule se référait clairement à la sagesse du philosophe. Mais Libération lui donne un tout autre éclairage, puisque dans la foulée intervient une citation où Matzneff prône “la fonction socratique de l’adulte”, soit l’émancipation sexuelle de l’enfant. Le sophisme se réduit à: Revel a été comparé à Socrate ; Socrate aimait les jeunes garçons, tirez vos propres conclusions…

Selon le récit d’Inès Chatin, son père adoptif, le Dr Lemaire, conviait ses amis à des séances où on la violait avec des objets, ainsi que d’autres enfants. Parmi les hommes masqués assistant à ces actes atroces, elle dit avoir reconnu notamment Revel grâce à sa corpulence et son odeur. Dans les années 1980, Revel disparaît du témoignage et les outrages décrits par la victime prennent la forme de viols, qui auraient été perpétrés par Claude Imbert, ami de jeunesse de Lemaire, et Matzneff.

Libération écarte d’emblée l’hypothèse d’une mémoire défaillante, malgré une abondante littérature sur le caractère malléable du souvenir. Le journal cite le psychologue chargé d’examiner la plaignante: “Mme Chatin n’a pas souffert d’amnésie traumatique concernant ce qu’elle a vécu,” certifie l’expert. Si elle “a refoulé une partie de ce vécu”, ajoute-t-il, un travail thérapeutique lui permettra à terme de l’affronter. On comprend que le thérapeute, dont le rôle est d’accompagner une personne traumatisée, ne mette pas en question ses dires. Mais l’enquêteur, dont la mission est l’établissement de la vérité, ne saurait s’en tenir là.

Pour l’investigateur, prendre au sérieux la victime signifie chercher à étayer les allégations. Le travail de recoupement est particulièrement important quand il s’agit d’un crime immonde impliquant une personnalité qui n’a auparavant jamais éveillé de soupçons et se retrouve ainsi clouée au pilori.

Examinons un à un les éléments convoqués dans l’“enquête” contre Revel:

– Grand cas est fait de son amitié avec Claude Imbert. Le portrait que Libération dresse de Revel commence ainsi: “Partout où l’on trouve Claude Imbert, ou presque, apparaît Jean-François Revel, qu’Inès Chatin cite dans son récit comme faisant partie du groupe d’hommes lui ayant imposé des sévices sexuels.” Quelques lignes plus bas, il est question de la “complicité de l’inséparable duo Imbert-Revel” (c’est nous qui mettons les italiques).

Le lien entre les deux hommes est indéniable. Après avoir démissionné de L’Express, Revel fut longtemps chroniqueur au Point. Mais en vertu de quoi Libération laisse-t-il supposer une connivence allant au-delà de l’amitié et la convergence de vue ?

L’inanité d’une telle imputation éclate à la fin de ce “profil”, où il est dit que Revel fut l’invité du couple Imbert dans leur résidence en Suisse — maison “où Inès Chatin raconte avoir été violée par Claude Imbert”. Des vacances sur le lac Léman sont ainsi transformées en présence sur les lieux du crime !

– Sur les agendas du Dr Lemaire — couvrant la période de 1959 à 1985 — Imbert apparaît 133 fois et Revel à 2 reprises. Deux fois en plus de 25 ans : c’est encore trop ! Par ailleurs le Dr Lemaire, qui fréquentait beaucoup les milieux de la politique, des lettres et de l’édition, organisait des repas à son domicile rue du Bac. Comme preuve à charge de la présence de Revel, Libération montre une photo du livre d’or de l’une de ces réceptions. Juste au-dessus de son nom, l’“enquête” ne semble pas avoir remarqué celui de son épouse Claude Sarraute. Il s’agissait visiblement d’un dîner mondain. Et alors ?

Libération a trouvé une preuve de la culpabilité de Revel en la personne de son ami et ancien condisciple de khâgne puis de Normale sup René Schérer, dont il a édité en 1974 un livre chez Robert Laffont, Émile perverti.

L’“enquête” note que Schérer a “défendu publiquement la pédophilie, avec d’autres”. Quels autres ? Au passage, on serait curieux de savoir pourquoi le journal ne mentionne pas que Schérer était une figure célébrée par la gauche radicale. Rien non plus sur ses liens très proches avec l’un de ses jeunes élèves, Guy Hocquenghem, qui deviendra un brillant et sulfureux collaborateur de… Libération (ils ne s’en cachaient pas et écrivirent des livres ensemble). En revanche l’“enquête” ne manque pas de rappeler que Schérer fut mis en cause dans l’affaire du Coral, centre éducatif soupçonné en 1982 de cacher des pratiques pédocriminelles. Mais le journal d’investigation accusatrice se garde d’ajouter qu’en l’occurrence René Schérer fut innocenté par la justice.

Quant à Émile perverti, prétendre que l’essai prêche la pédophilie relève de la fumisterie. Il s’agit en effet d’une analyse critique des rapports adultes-enfants voisine de thèses soutenues à l’époque par Gilles Deleuze ou Michel Foucault. Ces propos sont sans doute contestables aujourd’hui. Mais Revel publia le livre dans une série qui faisait suite à sa fameuse collection “Libertés” où il accueillit, tous genres et époques confondus, des textes à caractère polémique: Pascal, Diderot, Hugo, Balzac, Sade, Zola, Michelet, Marx, Bakounine, Trotski, Gracq, et même le pape Pie IX, furent de la partie.

– L’“enquête” indique que Revel, Imbert, et Lemaire étaient membres du Club des Cent. De quoi l’appartenance à même cercle gastronomique est-elle le signe, à part un amour commun de la bonne chère ? Des membres passés ou présents tels que Bernard Pivot, Philippe Bouvard ou Erik Orsenna sont-ils eux-aussi suspects ?

Libération souligne le caractère exclusivement masculin de ce “Who’s Who interdit aux femmes qui organisait des ripailles chez Maxim’s”. Faut-il conclure à un repaire de phallocrates, voire de pédophiles ? Dans un autre registre, l’“enquête” jette la suspicion sur les dîners du club Le Siècle ou la Brasserie Lipp — des lieux où, comme chacun sait, jamais un représentant de Libération n’a mis les pieds.

– Autre point commun supposé entre Revel et Lemaire: le gastronome de la Rome antique Apicius. Après un dîner fastueux au domicile de Lemaire, Matzneff a inscrit sur le livre d’or: “Apicius ressuscité rue du Bac”. Libération enchaîne sur ce souvenir d’Inès Chatin: “Gaston parlait souvent de l’Apicius de Revel et Imbert, sans que je ne comprenne ce qu’il voulait dire à l’époque.”

Via les agapes de la rue du Bac, Libération parvient à lier le nom de Revel au plus ténébreux des invités, Matzneff, en croisant deux références latines !

Le journal aurait aussi pu faire remarquer que Revel évoque bien entendu Apicius dans son histoire de la gastronomie Un Festin en paroles. L’“enquête” note d’autre part que Revel et Imbert se sont associés un jour pour composer au restaurant L’Archestrate un menu en l’honneur de leurs compères du Club des Cent. Mais le journal si bien informé néglige le fait que le chef multi-étoilé de cet établissement, Alain Senderens, proposait à sa carte un plat emblématique: le “Canard Apicius”. Faut-il ajouter Senderens à liste des prévenus ?

– Un exemplaire du Moine et le Philosophe, livre d’entretiens entre Revel et son fils Matthieu Ricard, a été retrouvé au domicile de Lemaire, dans une pièce où étaient également conservées des copies dédicacées d’ouvrages de Matzneff.

Gare à tous les auteurs dont les livres se trouveront mal placés sur les étagères d’un bibliophile dépravé.

– L’“enquête” de Libération insiste sur le culte qu’auraient voué Lemaire et ses complices à la civilisation gréco-romaine dans ses aspects les plus discutables, comme on l’a vu. Le journal précise que les tourmenteurs d’Inès Chatin ont “accumulé les références à l’Antiquité, égrenées de chroniques de journaux en interviews, et jusque dans leurs propres livres”.

Confortons Libération dans cette voie: Revel est l’auteur d’une Histoire de la philosophie occidentale dont la moitié est consacrée aux penseurs grecs et latins. On n’ose pas faire remarquer que Simone Weil fait également partie des philosophes qui ont fait l’éloge du monde hellénique. Et que dire de la merveilleuse Jacqueline de Romilly, une des collègues Revel à l’Académie ?

– L’“enquête” indique que Jean-François Revel est enterré au cimetière du Montparnasse à Paris, non loin d’une femme qui aurait facilité l’adoption d’Inès Chatin dans des conditions douteuses. Les implications de ce grave indice sont déployées par Libération en trois temps.

Premier temps: l’article consacré à la procédure d’adoption, publié en ligne le 15 juin, évoque la possibilité que l’enfant ait été choisie par Lemaire en vue de futurs sévices. Après avoir souligné la proximité des deux tombes, l’article termine sur cette phrase d’Inès Chatin: “Trop de coïncidences.”

Deuxième temps: une “précision” est ajoutée à l’article le 16 juin ; Nicolas Revel, fils de Jean-François, “indique s’être occupé en 2006 de la concession de son père au cimetière du Montparnasse. Aucun rapprochement ne peut être établi selon lui de sa proximité avec la sépulture [de cette femme], puisque le décès de Jean-François Revel est postérieur à celui de l’«entremetteuse».”

Libération laisse donc à Nicolas Revel la responsabilité de l’hypothèse selon laquelle la présence de deux tombes dans un lieu où sont enterrées des centaines de célébrités pourrait être une pure coïncidence.

Troisième temps: la référence au cimetière du Montparnasse disparaît de la version papier de l’“enquête”, tout en étant maintenue, assortie de la note ci-dessus, dans l’article en ligne.

Suggérons au journal un quatrième temps: Samuel Beckett et Emil Cioran, deux amis intimes dont l’un fut aussi proche de Revel, sont enterrés dans ce même cimetière. Comme par hasard, la correspondance entre l’écrivain en question et Revel a brûlé en Bretagne. Libération pourrait peut-être enquêter de ce côté-là…

Une investigation digne de ce nom suit une piste par un enchaînement d’indices crédibles et de déductions logiques. On a ici affaire à une accumulation de montages que rien ne relie, sinon le désir d’incriminer Jean-François Revel. Ces procédés rappellent ceux du procureur de l’affaire Callas, qui transformait les soupçons les plus ténus en “quarts de preuve” pour les additionner et en faire des preuves entières.

Le même relent de parti-pris se dégage du portrait intellectuel brossé par Libération. Les faits de pédocriminalité imputés ne sont, semble-t-il, pas assez infamants par eux-mêmes: il faut que les coupables soient également des suppôts du conservatisme le plus obtus. Le journal prête à Revel la thèse que l’URSS serait “indestructible”. Dans quel livre ? À quelle page ? Libération décrit en outre la bande des incriminés ainsi: “Soudés par leur proximité avec le pouvoir giscardien, ces hommes sont aussi devenus ensuite les mégaphones d’une droite farouchement anticommuniste, réactionnaire et empreinte de catholicisme.”

Par surcroît, Jean-François Revel “confirme peu à peu son libéralisme économique, de plus en plus provocateur, résolument tourné vers l’Amérique”. Anticommunisme, ultralibéralisme, pro-américanisme: Revel cumule toutes les tares de l’homme de droite honni par Libé.

Un tel portrait est une grossière caricature. Revel n’a jamais été un homme de pouvoir, et a encore moins fréquenté les milieux catho-tradi. Cet athée convaincu a brocardé la droite dévote dans l’Italie des années 1950 et dans la France gaulliste. Empreint de l’esprit libertaire de 1968, il s’est toujours revendiqué des valeurs traditionnelles de gauche. Patron de L’Express, il défendait ses journalistes contre l’ire des ministres giscardiens.

Libération ne dit rien de son engagement dans la Résistance, de son soutien au Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie ou de ses attaques contre la Nouvelle Droite fascisante des années 1980. Le journal se concentre sur son anticommunisme, comme si c’était une tache ! Revel fut de tous les combats antitotalitaires, au même titre que George Orwell, Hannah Arendt, Karl Popper, Arthur Koestler, Raymond Aron ou Simon Leys — et contrairement à un journal fondé par des maoïstes.

Le procès idéologique fait à Jean-François Revel n’est pas nouveau. Depuis longtemps, la gauche jacobine assimile le libéralisme, dont il fut le plus éloquent défenseur français de son époque, à l’ultradroite. En 1998, Libération traitait Revel de réactionnaire aigri par l’alcool. La nouveauté, c’est l’accusation de perversion criminelle — accusation qui occupe désormais, et sans doute à jamais, une place de choix sur sa fiche Wikipédia.

Le journal, dira-t-on, donne voix à une femme qui ne peut obtenir pleine justice quatre décennies après les faits, mais demande que ses tortionnaires soient identifiés. Cette attente est on ne peut plus légitime. Y répondre consiste à fortifier son témoignage en éclairant les zones d’ombres qu’il contient: souhaitons que l’Office Mineurs, qui a été saisi, fasse toute la lumière. Mais Libération n’a en rien contribué à cette issue. Si Revel est un monstre, il n’en a pas apporté la moindre démonstration dans cette “enquête”. En échafaudant les constructions les plus absurdes, le journal n’a démontré que sa malhonnêteté.

Henri Astier est journaliste à la BBC et collaborateur du Times Literary Supplement. Pierre Boncenne, écrivain, a notamment publié Pour Jean-François Revel et Le Parapluie de Simon Leys.