Jean-François Revel

Catégories : Extraits d'œuvres

Revel sur Poutine

Extraits tirés des Plats de Saison, Journal de l’année 2000, sorti en février 2001

Samedi 22 avril [2000]

Il y a deux choses qu’adorent les démocraties, à condition que cela leur vienne d’un potentat classé « progressiste » ou effectivement encore communiste ou, pour le moins, à la tête d’un pays pauvre (c’est-à-dire, en règle générale, appauvri par le potentat en question) ; ces deux choses sont : se faire insulter et se faire escroquer.

Ainsi Vladimir Poutine, cette semaine, d’un côté menace : « L’Europe pourrait payer très cher sa position sur la Tchétchénie » ; de l’autre accuse le G7 de ne pas verser assez vite l’argent nécessaire pour achever la fermeture de Tchernobyl et la construction de deux nouveaux réacteurs en Ukraine.

Les Plats de saison, page 122

Vendredi 16 juin [2000]

…Vladimir Poutine s’est pointé hier en Allemagne pour exiger que le chancelier Schröder, sous peine d’être accusé de participation à un complot antirusse, annule 200 milliards de francs de dette, qu’il trouve équitable de faire éponger par le contribuable allemand. Depuis 1990, l’Allemagne a prêté presque 500 milliards de francs à la Russie, dont elle est le premier créancier, sans être le seul, loin de là. Une grande partie de cette somme a été notoirement volée par les dirigeants et expédiée à l’étranger, de même que tant de prêts d’autres nations ou d’organismes internationaux. Mais aujourd’hui, c’est la Russie qui juge comme une « agression », une « méconnaissance de son rôle de grande puissance » qu’on ose lui demander de faire face à ses échéances. Et nos gouvernants occidentaux, soyons-en sûrs, vont de nouveau être généreux à nos dépens. C’est ce qu’ils appellent la realpolitik.

Les Plats de saison, page 197

Dimanche 16 juillet [2000]

La Russie se déchaîne contre la France parce qu’à Brest, au cours de la réunion des voiliers anciens venus du monde entier, un huissier a saisi le Sedov, un navire russe. Or, la France n’est pour rien dans cette affaire. La saisie a eu lieu à la demande d’une société privée suisse,à laquelle l’Etat russe doit des sommes énormes restées impayées depuis des années, selon la vieille méthode tsaro-soviétique. De toute évidence, Moscou attendait de Paris l’arrêt de la procédure par la force, c’est-à-dire la violation du droit commercial international. Les dirigeants du Kremlin, et c’est très révélateur de leur psychologie, ne parviennent pas à croire qu’il existe des règles juridiques auxquelles l’autorité politique ne peut pas attenter, surtout lorsqu’elles mettent en jeu un pays voisin et ami. Dans leur esprit, le légalisme de la France ne peut être dû qu’à une hostilité envers la Russie. Un tel aveuglement, même et surtout s’il s’y mêle une part copieuse de mauvaise foi criante, nous enseigne que le personnel politique russe, encore conditionné par sa formation soviétique, n’est pas près de comprendre et encore moins de remplir les conditions d’une insertion dans la communauté des Etats démocratiques.

Les Plats de saison, pages 231-232

Mercredi 26 juillet [2000]

Il semble que les points de vue qu’ont échangés Chirac et Poutine, au Japon, sur les beautés comparées du sumo et du judo aient porté leurs fruits. Le tribunal de grande instance de Brest, prenant soudain conscience d’une vérité juridique contraire à celle qui lui était apparue la semaine dernière, vient en effet d’ordonner la levée de la saisie du voilier russe le Sedov. Ainsi la société suisse Noga, créancière de la Fédération de Russie, n’est pas prêt de récupérer son argent. Deux Etats s’entendent donc sur le dos d’une entreprise privée d’un tiers pays, et sur le dos de l’indépendance de la justice, pour permettre à l’un des deux larrons de perpétrer une escroquerie. La raison donnée par le tribunal de grande instance brille par sa lumineuse logique : « Ce navire, affecté à la gestion opérationnelle de l’université de Mourmansk, ne peut être saisi pour une dette fédérale russe, bien qu’il appartienne à ce dernier… ». Il est rare de se contredire de façon aussi pataude au sein d’une même phrase. Pour justifier cette incohérence, suivent quelques considérations vaseuses tirant argument de particularités du droit russe, dont nos magistrats semblent miraculeusement devenus des experts en quelques jours. Sachez donc, ô bonne gens, que, pour régler des litiges commerciaux, c’est désormais le droit russe qui s’applique en France.

Les Plats de saison, page 249

Jeudi 27 juillet [2000]

A la réunion du G8 à Okinawa, Vladimir Poutine a fait une forte impression sur les autres chefs d’Etat et de gouvernement par sa connaissance des dossiers, la précision de ses interventions et la pertinence de ses remarques. Quel contraste avec les emportements chaotiques et imprévisibles de Boris Eltsine ! Les participants ont eu le sentiment qu’avec enfin à sa tête un homme compétent, rationnel, maître de lui, la Russie allait désormais être enfin gouvernée. Aussi, pour donner acte de cette heureuse surprise, les Sept ont-ils, dans le communiqué final, exprimé leur soutien à la demande formulée par Moscou de devenir membre à part entière de l’Organisation mondiale du commerce. Car Poutine, sans doute saisi de folie, et n’ayant pas assez lu Bourdieu, Bové et Mamère, veut y entrer ! Enfin, les Sept ont éliminé du document final un paragraphe qui figurait dans une première version et qui pressait la Russie de payer ses dettes (41 milliards de dollars, soit 294 milliards de francs, au cours d’aujourd’hui). Bien creusé, vielle taupe !

Les Plats de saison, page 250

Remerciements à Jacques Faule pour la transcription.