Jean-François Revel

Jean-François Revel, écrivain

Par Roger-Pol Droit
Le Monde, le 2 mai 2006

L’écrivain, journaliste et académicien Jean-François Revel est mort dimanche 30 avril d’un incident cardiaque au Kremlin-Bicêtre, oô il était hospitalisé depuis deux semaines. Il était âgé de 82 ans.

Jean-François Revel fut un écrivain à facettes, un intellectuel pourvu de tant de métamorphoses que leur dénombrement paraît malaisé. Il a traversé en combattant un siècle “qui a été, au-delà de toute limite connue, celui du vice”, il a fait de la plume ou du micro des armes acérées, il a goûté aussi l’existence en connaisseur, comme on hume un grand cru. Cet homme multiple a marqué profondément de son empreinte, cinq décennies durant, le débat public, la vie de l’édition, celle des journaux. Au premier regard, la pluralité apparente de sa personnalité l’emporte.

La première silhouette est celle de Jean-François Ricard, son nom d’état civil. Il naît à Marseille le 19 janvier 1924, et découvre fort tôt la littérature, dans la bibliothèque paternelle. Il en gardera à jamais cette habitude singulière : connaître de première main, découvrir par ses propres forces, se défier des intermédiaires, de la clique des experts intercesseurs. Son indépendance se marque aussi dans ses actes : quand la guerre éclate, le tout jeune homme prend ses distances envers son père. Il entre à la fois en khâgne et dans la Résistance, avec un de ses professeurs pour chef de réseau.

PHILOSOPHE TENTÉ PAR LA BOHÊME

Sous le normalien, agrégé de philosophie, bientôt professeur, perce après-guerre une sorte de nomade, qui se fourvoie un temps chez un gourou, le fameux Gurdjieff, qu’il jugera vite “imposteur” et “escroc”. Le philosophe est tenté par la bohème. Il enseigne successivement, en quelques années, en Algérie, au Mexique, en Italie, à Lille, visiblement rétif à l’idée de devenir un Socrate fonctionnaire. En 1957, à 33 ans, apparaît enfin Jean-François Revel. Sous son pseudonyme de résistant, un pamphlet virulent, Pourquoi des philosophes ?, dénonce le charabia universitaire, brocarde Heidegger et houspille Jacques Lacan. Un polémiste est né, s’attirant aussitôt de nombreux lecteurs et de nombreux ennemis. Ce n’est qu’un début.

Car bientôt Revel, démultiplié, est visible sur tous les fronts, allant de bataille en succès. Editeur, il travaille avec Julliard, Pauvert, Laffont, créant notamment une merveilleuse collection de pamphlets, intitulée “Libertés”. Journaliste, il est éditorialiste à L’Express depuis 1966, magazine dont il prend la direction de 1978 à 1981, avant de se retrouver au Point, où il restera jusqu’à sa mort. A côté de l’homme de radio (Europe 1, RTL), commentant l’actualité à chaud, s’installe finalement l’essayiste à succès, avec plusieurs livres importants, véritables phénomènes de librairie.

La série s’ouvre en 1970, avec Ni Marx ni Jésus, qui met en lumière la cohérence interne et profonde du modèle politique et social américain.

Suivront plusieurs best-sellers, dont La Tentation totalitaire (1976), Comment les démocraties finissent (1983), Le Terrorisme contre la démocratie (1987), jusqu’au dernier, L’Obsession antiaméricaine (2002), rédigé juste au lendemain du 11-Septembre. Revel ne cesse d’y combattre les ignorances et les aveuglements qu’il juge nuisibles, et de défendre, faits et arguments à l’appui, les libertés aussi bien économiques que politiques. Sa conviction centrale : libéralisme économique et démocratie politique, en se renforçant l’un l’autre, constituent la seule voie possible de progrès social. Ce qui, évidemment, n’a fait que renforcer l’hostilité à son égard d’une bonne partie de la gauche.

Il existe encore bien d’autres facettes de l’homme, certaines moins connues. Notamment un critique d’art, un historien de la philosophie, un sceptique attentif à la spiritualité, publiant avec son fils Matthieu Ricard, scientifique devenu moine bouddhiste, des dialogues exemplaires (Le Moine et le Philosophe, 1997). On ajoutera à la liste, sans la prétendre complète, un gastronome émérite, un mémorialiste à la fois sensible, généreux et colérique (Le Voleur dans la maison vide, 1997), un académicien français, élu le 19 juin 1997 au 24e fauteuil.

Reste à savoir comment cette multitude s’ordonne sous un dénominateur commun. Comment imaginer l’unité de ce penseur pluriel, talentueux, ironique, lucide, courageux et somme toute inclassable ? Il se pourrait que la figure de Socrate constituât la bonne réponse.

Ce ne serait pas si surprenant. Ce qui les rapproche, malgré tant de différences ? Cette façon d’aiguillonner leurs contemporains au nom du vrai, de montrer qu’une erreur d’analyse est aussi une faute morale. La chose unique que combattent en permanence, et Socrate, et les différents Jean-François Revel, c’est l’erreur de jugement. Leurs vrais ennemis : la pensée qui s’égare, l’émotion qui aveugle et fait taire la raison, la croyance qui s’accroche et submerge l’entendement, les mots qu’on prend pour des idées, les illusions qu’on transforme en objectifs à atteindre. Contre cette pente terrible de l’esprit, qui engendre les pires impasses, les massacres et les échecs, Revel a continûment lutté, et sur tous les fronts, pour que l’emportent l’analyse logique, l’information objective, la réflexion lucide, le discernement de la réalité.

Ce qui n’a cessé de l’indigner et de l’inquiéter : l’incorrigible propension des hommes – même les meilleurs, même les plus intelligents – à préférer leurs convictions aux leçons des faits et aux conclusions de la logique. Mais les illusions, les idéologies et les aveuglements repoussent constamment, semblables aux têtes d’une hydre. Alors le philosophe était toujours prêt à combattre, à trancher les surgeons nouveaux. Il savait ce combat sans fin, et pour une part désespéré.

POUR UN VRAI DÉBAT

Assez lucide pour être pessimiste, il gardait à l’esprit que l’intelligence ne pèse pas lourd contre les puissances obscures. Mais il persistait à vouloir toujours faire entendre la voix de la raison contre les engouements collectifs et emportements dominants. Au risque d’être parfois victime, à son tour, de ses partis pris. Pour beaucoup de gens pressés et inattentifs, les positions politiques de Revel se résument au libéralisme pur et dur, à un soutien indéfectible à l’Amérique, à la critique acerbe de la complicité entre les intellectuels de gauche et le totalitarisme communiste. Ce n’est pas totalement faux, mais terriblement simpliste. Car l’essentiel de sa démarche ne consistait pas à se battre “pour” l’économie libérale ou la politique de Bush. Son intervention consistait au contraire à dissiper les erreurs et les fausses critiques, pour laisser place à un vrai débat.

C’est pourquoi, au lieu de voir en lui un ennemi irréductible, une sorte de réactionnaire épouvantable et crispé, les intellectuels de gauche auraient pu être attentifs à ce qu’il leur désignait comme pires pièges à éviter pour eux-mêmes : la complaisance envers les criminels révolutionnaires, l’indulgence envers les dictateurs mieux-disant, la prime au totalitarisme ami. Ce ne n’est pas exactement ce qu’ils firent, mais on ne saurait s’en étonner. Car la vertu n’est que rarement affaire collective. C’est avant tout une qualité individuelle.

Dans tous les combats qu’il a menés, non sans parfois quelque excès de verve, c’est finalement cette vieille boussole, la vertu, qui conduisait Revel, comme autrefois Socrate.