Jean-François Revel

Revel l’intraitable

Par Éric Roussel
Revue des Deux Mondes
Études et réflexions

« En France, les morts sont parfaits », disait Jean-François Revel, après que Françoise Giroud lui eut refusé, en 1976, un papier iconoclaste sur André Malraux. Nombre d’articles publiés au lendemain de sa disparition, le 30 avril dernier, ont donné l’occasion de vérifier cette loi. Au dénonciateur de tant de tartufferies, de faux-semblants, et de gloires usurpées, le devoir de vérité, que l’on doit aux disparus comme aux vivants, aura été refusé. Parce qu’il était tout de même difficile de proclamer ouvertement qu’il s’était trompé dans sa lutte contre le totalitarisme sous toutes ses formes, les journaux naguère hostiles à sa personne l’ont couvert d’éloges cafards en mettant ses formules les plus assassines sur le compte d’un tempérament un peu vif.
Comble de l’hypocrisie, ou peut-être de l’ignorance, l’un des premiers personnages de l’Etat s’est même cru obligé de publier un communiqué saluant un libéral doublé d’un grand gaulliste!
Hommage saugrenu, pusiqu’après avoir combattu le général de Gaulle tant en raison de l’orientation de sa politique que par allergie à son style, Revel, avec une obstination remarquée, refusa de sacrifier au culte du fondateur de la Vème République.

Académicien, écrivain célèbre dont la renommée s’étendait bien au-delà des frontières, l’auteur de la Tentation totalitaire était resté en vérité un rebelle, un marginal, un franc-tireur malicieux d’autant plus redouté qu’à l’inverse de la plupart des polémistes, il opposait à ses adversaires non ses humeurs mais des réquisitoires nourris de faits et de chiffres, étincelants d’intelligence. parce qu’il avait combattu l’imposture du marxisme-léninisme, parce qu’il refusait de passer par pertes et profits les crimes imputables au socialisme scientifique, parce qu’il condamnait vertement le silence de certains hommes de gauche sur cette face cachée du bilan, on avait pris l’habitude de le cataloguer à droite. Classement commode, sans doute inévitable, mais à coup sûr réducteur et déformant. Athée, confiant dans le progrès et la science, hostile à tous les nationalismes, européen aussi convaincu que sévère à l’égard d’un certain discours lénifiant et béat sur l’unification du Vieux Continent, il demeurait d’abord un homme des Lumières fondamentalement optimiste, même si le présent parfois l’accablait. Trop pétri d’humanité et gorumand de la vie pour confondre le grand rêve du XVIIIème siècle avec un rationalisme sec, la liberté était à ses yeux le bien suprême. Il suffit pour s’en convaincre de relire ses essais les plus célèbres, notamment Ni Marx ni Jésus, véritable manifeste libéral libertaire. Le réactionnaire furieux dénoncé par les plumitifs communistes n’avait décidément pas le profil de l’emploi.

En France où le courant de droite, si transformé qu’il ait pu être par le gaullisme, doit tout de même beaucoup à un traditionnalisme passéiste, ces positions ne lui valaient pas que des amis.
D’autant qu’il aggravait son cas à palsir en proclamant que les Etats-Unis ne constituaient pas obligatoirement un péril majeur pour l’avenir du monde et la survie de la culture. On supportait Jean-François Revel parce qu’il était manifestement très doué, mais son argumentation n’était pas toujours reçue sans restrictions mentales. On le sentait dans les colloques quand son playdoyer en faveur du libéralisme se heurtait au scepticisme poli de responsabiles politiques programmés génétiquement et culturellement dans un tout autre sens. Il ne cachait d’ailleurs guère son manque total d’intérêt à l’égard des acteurs du jeu public, prisonniers selon lui du court terme, à la remorque des idées reçues, les dernières en date et les plus pernicieuses étant celles répandues par José Bové dans un silence coupable.

Ses Mémoires, le Voleur dans la maison vide, qui obtinrent un immense succès en 1997, donnent l’image la plus juste et la plus savoureuse de ce grand esprit passionné par mille choses, de la cuisine à la peinture en passant par Proust et les auteurs latins. Revel y apparaît tel qu’il était dans la vie: informé de tout, dupe de rien, chaleureux, généreux, parfois féroce, mais aussi prompt à pratiquer le pardon des offenses qu’à terrasser ceux qui persévéraient dans l’erreur. François Mitterrand était l’une de ses têtes de Turcs préférées. Dans les années 1966-1967, quand il faisait partie du contre-gouvernement formé par le député de la Nièvre, il l’avait beaucoup pratiqué et ne lui reconnaissait à peu près aucune qualité, sinon une habileté manœuvrière confondante. « Tout de même, objectai-je, il y a une chose que vous ne pouvez lui enlever: c’était un grand bibliophile. –Parlons-en! répliqua Revel, à l’époque où je l’ai connu, sa bibliothèque sortait tout droit de chez Jean de Bonnot. » Pour des personnages de moindre importance, sa mansuétude était en revanche infinie. Un jour, je m’étonnais de le voir assister à une manifestation en l’honneur d’un universitaire qui l’avait honteusement calomnié. « Oui, me dit-il, mais chose rare, ce personnage a fini par s’excuser; il a même ajouté: “J’ai beaucoup changé, je suis en train d’écrire un livre sur le fascisme.” » « Je ne vous en demandais pas tant, cher Monsieur », avait répliqué revel, faussement patelin, qui se tordait de rire en racontant l’histoire.

Personne malheureusement ne peut dire quel sera le cours de l’Histoire, et si la liberté de l’esprit, à laquelle Revel tenait tant, sera en définitive préservée. Dans cette hypothèse, on ne pourra écrire l’histoire intellectuelle, et même l’histoire tout court, du dernier siècle, sans se reporter à ses essais, dont chacun contribua à élargir des brèches dans le système établi sur une partie du monde après la Révolution soviétique. Des armes puissantes, une technologie avancée, vinrent à bout de ce totalitarisme inefficace, mais l’honneur de Jean-François Revel restera d’avoir inlassablement informé et contribué à l’élaboration d’une stratégie de fermeté. Aujourd’hui, on pense communément et parfois dans des milieux à priori bien informés, que la guerre froide prit fin comme par enchantement; on ne voit plus quelle ténacité, quelle clairvoyance, quel courage il fallut, pour assurer le succès du camp occidental. Du coup, avec le recul, Revel peut sembler à certains un atrabilaire, un grincheux, un esprit chagrin qui eut tort se s’alarmer pusique de toute façon le résultat final était prévisible. Erreur. En histoire, aucun déterminisme ne joue, l’avenir n’est écrit nulle part, il résulte de l’action obstinée des hommes. Nul n’en était plus convaincu que Jean-François Revel, dont l’absence se fait déjà cruellement sentir au moment où surgissent tant de nouveaux conformismes.

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Eric Roussel est écrivain et journaliste. Il est l’auteur, notamment, de Georges Pompidou, Lattès, 1994, de Jean Monnet, Fayard, 1996, et de Charles de Gaulle, Gallimard, 2002. Il a reçu le prix Guizot et le prix de l’essai de l’Académie française pour Jean Monnet, le prix du Mémorial pour Charles de Gaulle.