Jean-François Revel

Portrait (craché) par Denis Jeambar

Revel dans Portaits crachés de Denis Jeambar (Flammarion 2011).
Pages 137-138

Une fois par semaine, je le croisais dans les couloirs du Point, mais c’est à son insu que j’ai découvert la vérité de cet homme dont j’admirais l’incroyable liberté et la puissance démonstrative de la pensée. Il ne redoutait rien. Malgré son combat longtemps solitaire contre le communisme, il refusait la moindre concession et instruisait son dossier avec une rigueur sans faille, étayant toujours ses idées avec des faits. En cela, il était singulier, journaliste rugueux et intellectuel exigeant, s’appuyant sur une culture sans limites et une curiosité sans bornes.

C’était à Courtenay, au sud de Paris, dans un condominium de résidences secondaires où il possédait, lui-même, une maison. Revel nageait, alignant les longueurs de bassin avec une régularité métronomique. Nageur de fond. Sorti du fond des âges. Animal amphibie, il avait un cou d’hippopotame, un corps massif et trapu et rien ne semblait devoir l’arrêter. Sa brasse était à l’image de ses écrits, puissante, fendant l’eau comme il renversait le mur des conformismes, la balayant comme il balayait les arguments. Sans précipitation mais une détermination impressionnante. Mammifère préhistorique dont la lignée s’est éteinte le jour de sa mort. Il n’y aura plus de Revel. L’air du temps n’aime pas le sens de l’Histoire.

Sans doute savait-il qu’il n’était pas de cette époque de travestissement de la vérité qu’il démasquait avec une lucidité sans faille. Cet homme qui aimait tous les plaisirs de la vie, les livres, la poésie, la philosophie, les femmes la table, le vin, savait qu’il se tuait en s’adonnant sans mesure à la boisson. Il se moquait des commentaires feutrés que ses excès soulevaient.

La dernière fois que je lui ai parlé il était dans un tel état d’ivresse qu’il s’écroula dans mes bras en me saluant. J’ai pris cet effondrement pour une accolade affectueuse et un adieu. Revel a choisi de mourir par l’alcool. Ce fut la ciguë de ce très grand esprit, mort peut-être de ne plus supporter d’avoir trop souvent raison.