Jean-François Revel

Pour saluer Jean-François Revel

Par Bernard-Henri Lévy
Le Point, le 4 mai 2006

Mon premier souvenir de Jean-François Revel remonte à 1967, à Neuilly, dans le gymnase de l’école communale de l’avenue du Roule, oô il tient meeting électoral. Il est de gauche. Candidat FGDS – le parti, à l’époque, de François Mitterrand – à la députation. Il a déjà ce tempérament querelleur et généreux, implacable quoique en rondeurs – il a cette langue d’acier dans un corps de père abbé qui ne lui aura, jusqu’à la fin, jamais manqué.

Je le revois, plus tard, à L’Express, Porthos d’une compagnie de mousquetaires dont Philippe Grumbach était l’Aramis, Olivier Todd l’Athos et Jean-Jacques Servan-Schreiber le d’Artagnan – je revois, que dis-je ? je me rappelle visuellement ces grands éditos d’idées dont il avait conçu le projet avec la Milady du moment, Françoise Giroud, et qui, parce qu’ils avaient pour principe de toujours partir d’un livre, inventaient véritablement un genre.

Je me souviens de lui, si embarrassé quand Jimmy Goldsmith lui proposa la direction de l’hebdomadaire : il était l’indiscipline même, la liberté d’esprit faite homme, il avait un côté réfractaire et même un peu frondeur que cachaient mal ses faux airs de fermier général des lettres – comment allait-il s’accommoder des servitudes que suppose le métier de patron de presse ? Et je me souviens de son courage – et peut-être, en même temps, de son soulagement – quand, deux ans plus tard, en solidarité avec Todd, il quitta la maison devenue vide d’esprit et choisit de revenir aux seules choses qu’il aimait sans nuances : la littérature, les voyages, la défense de la liberté et de l’Amérique, encore et toujours la bataille des idées.

Je me souviens du soutien qu’il avait apporté, lui dont Jean Cau disait qu’il était un bloc d’athéisme, un robot de la libre-pensée et du vrai, à mon très lévinassien “Testament de Dieu”. Et je me souviens, deux ans plus tard, au moment de “L’idéologie française” et alors que Raymond Aron tonnait, dans le même journal, contre le fait même qu’on ose ainsi s’en prendre à la face noire de la France éternelle, je me souviens de la façon dont il jeta son poids, tout son poids et son autorité, dans la balance pour prendre ma défense et celle de mon livre : se souvint-il, dans cette charge antipétainiste, d’un certain Ferral, son pseudo dans la Résistance ? et quel sens donner, par parenthèse, au fait que ce rationaliste pur et dur, ce disciple d’Etiemble, cette âme toute en logique et aussi peu romantique qu’il est possible, ait choisi, comme nom de guerre, en ce temps-là, le nom d’un personnage de Malraux ?

Avec Raymond Aron, il avait le type de rapports qu’avait Gary avec, justement, Malraux : estime et rivalité mêlées – le sentiment que, dans le “grand vestiaire” (Gary encore) de la scène littéraire contemporaine, c’est l’autre qui, mystérieusement, avait préempté le meilleur rôle.

Vis-à-vis des intellectuels, ses pairs, il avait l’ambivalence de sentiments de celui qui a pris l’initiative de la rupture (ah, le réjouissant jeu de massacre de “Pourquoi des philosophes” !) mais qui ne se remettra pourtant jamais d’avoir été si littéralement pris au mot (oh, la belle colère dont je fus témoin le jour où Pierre Bourdieu, qui n’avait pas le dixième de son talent, se permit d’insinuer qu’un “sociologue” ne pouvait, sans déroger, débattre avec un “journaliste” !).

Il avait des fidélités bizarres, comme pour Branko Lazitch, cet érudit du communisme qui passait pour avoir été proche de Souvarine et dont les méchantes langues disaient qu’il était devenu son âme damnée – ainsi de ce colloque de 1983, à Athènes, où il nous avait accompagnés et où il le bombardait de notes plus ou moins fiables sur l’infiltration du PS français par l’internationale stalinienne ressuscitée.

Il était l’ami de ses idées autant que de ses amis comme j’en eus la preuve – et cela aussi, je dois m’en souvenir – le jour, quelques années plus tard, où, lors d’un déjeuner trop arrosé au restaurant Allard, rue Saint-André-des-Arts, nous faillîmes nous fâcher sous prétexte que j’avais préfacé le livre de l’ancien apôtre de la lutte armée en Italie, Toni Negri.

Il aimait Proust, dont il tutoyait les personnages.

Il aimait la poésie, dont il était une anthologie vivante.

Marseillais de souche et Parisien de fibre, il parlait comme personne de l’Italie et du Mexique, ses autres patries de coeur.

Il pensait comme les oiseaux chantent – quand bon lui semblait, à toute heure et, de préférence, le matin tôt.

Il goûtait la bonne chère et les vins, sens et intelligence mêlés, en physiologue et philosophe du goût – mais il parlait aussi du temps qu’il a gagné le jour où il a enfin compris que, dans la langouste mayonnaise, c’est la mayonnaise qu’il préférait.

Les lecteurs du Point, oô il écrivait depuis vingt ans, gardent le souvenir du maître à penser libéral, de l’adversaire du josébovisme et de l’obsession antiaméricaine, du pourfendeur infatigable de toutes les tentations totalitaires. Je me souviens, aussi, du grand vivant, blagueur, facétieux, Normalien de Jules Romains éternellement en quête de son canular ultime – je me souviens de cet être d’exception qui aura eu le double génie de la pensée et de la vie.