Jean-François Revel et la “nouvelle censure”
Par Gilbert Comte. Publié dans Le Monde, le 12 novembre 1977
Un homme public ne parle jamais de ses malheurs sans imprévoyance. Quand tant d’ennemis le guettent, à quoi bon leur offrir ses misères en spectacle ? Mais comment mieux réagir si l’injustice le frappe et rend alors son infortune exemplaire ? Depuis les commentaires publiés un peu partout, et d’abord ici en janvier 1976 sur son précédent livre, La Tentation totalitaire, qu’il consacrait à l’indéniable et dangereuse emprise du marxisme sur de nombreux esprits, Jean-François Revel s’estime précisément victime d’une conjuration affreuse. En pareil cas, se taire équivaut à capituler. Donc, il élève la voix. Parfois même il hurle. À l’occasion, il injurie.
À en croire cet auteur courroucé, Jacques Fauvet, André Fontaine, Claude Estier, Jacques Delors, Jean Daniel, René Andrieu, Jacques Attali, Gilles Martinet, le quotidien croate Vjesnik, l’Humanité, plus trois ou quatre démons de moindre importance, mais aussi spontanément proches les uns des autres, s’accordèrent, sous l’inspiration du même fanatisme politique, à dénigrer, attaquer, déformer son ouvrage, avec une malveillance cousine de la diffamation. En journaliste-philosophe, il affecte d’abord de considérer ces lilliputiens de haut et réserve à leurs misérables commérages un mépris teinté de condescendance. Non sans consacrer, cependant, un nouveau volume (1) à la réfutation en règle des articles suscités par le précédent. Il souhaite ainsi établir qu’aujourd’hui toute une critique s’apparente aux étouffoirs de la défunte inquisition, et il prend lui-même l’univers à témoin de sa propre innocence.
La preuve ? À commencer par ceux du Monde, les jugements parus ici et là ne concernaient en rien, à l’en croire, la substance ni la nature de son travail. Par une opération proche de la magie noire ou de l’exorcisme, comme on voudra, ils exprimaient surtout “des réactions de rejet prophylactique dictées par la crainte de prendre connaissance des thèses de l’auteur, ou de les voir prises en considération par d’autres. Dans ce dernier système de défense, on établit un cordon sanitaire, les objecteurs substituent aux idées qu’ils prétendent réfuter d’autres idées plus faciles à honnir, ce qui leur permet de fuir ce que dit le livre, au nom de ce qu’il ne dit pas”.
Toujours d’après notre procureur, une défense aussi piteuse “révèle l’état d’esprit profond des individus et des groupes sociaux qui contre-attaquent ainsi, les uns par calcul, pour protéger leur pouvoir ou leurs chances d’en conquérir un quelconque, les autres par angoisse, parce qu’ils pressentent que les idées exprimées par l’auteur constituent une menace pour leurs croyances”. Cette attitude qu’il prête indistinctement aux communistes, aux socialistes, au Nouvel Observateur, à quelques autres aussi semblables entre eux et bien sûr, à notre journal, qu’il juge rempli de calculateurs et d’angoissés, forme un phénomène psycho-social somptueusement baptisé “stalinisme élargi”. Celui-ci se caractérise, selon l’inventeur de cette riche formule, par la métamorphose “du réel en opinion, de l’objectif en subjectif”. En termes plus simples, il consiste à voir les choses comme l’idéologie les souhaite, non comme la réalité les montre Vieille histoire.
Un “dossier”
Vingt ans de son existence passés à gauche rendent aujourd’hui Revel impitoyable pour cette ancienne maîtresse qu’il découvre soudain séduite par de vilains drôles. “C’est dans son camp, aujourd’hui, que se bousculent les “godillots” – et que sévit l’intolérance “, tranche-t-il avec superbe. Les engouements périodiques de la dame, ses crédulités millénaristes, la supériorité absolue qu’elle affecte envers une droite qualifiée par ses soins de “plus bête du monde”, cultivent en elle un aimable narcissisme et la rendent certainement trop sensible aux charmes bellâtres d’un marxisme sur le retour. Mais faut-il, pour l’aider à se remettre en cause, les arguments pachydermiques déversés sur elle par des adversaires vifs et gracieux comme un troupeau d’éléphants ?
Pour sa part, Revel ne lui pardonne rien. Mais nul ne revient sur un amour mort sans se déchirer soi-même. Sous les rides du sien, il traque le “stalinisme élargi” avec une fureur gênante, découvre en François Mitterrand et ses amis une “docilité au stalinisme” qu’il s’épuise à inventer. Comme il entend aussi “défendre” le socialisme “contre l’usurpation totalitaire”, le voit donc en conflit avec la gauche en général, le parti socialiste et le Monde en particulier, pour ne rien dire du parti communiste, cible principale de ses coups.
En publiciste formé aux rigoureuses disciplines du professorat, il affirme offrir davantage et mieux qu’un commentaire sur des commentaires, très exactement un “dossier”, un témoignage sur ” les mentalités politiques aujourd’hui en Europe occidentale “, avec le majestueux appareil de citations, guillemets, références, qu’un tel travail comporte nécessairement. L’échafaudage est destiné à impressionner le lecteur. “J’ai l’habitude de ne me prononcer que sur la base d’une documentation précise”, énonce sentencieusement l’architecte. “L’analyste politique doit procéder comme l’historien il ne doit rien affirmer sans documents vérifiés et authentiques”, édicte-t-il encore.
Selon Revel, “la grande hypothèse globale guidant toutes les réactions du Monde et d’une large part de la gauche non communiste demeure le pari sur l’extinction du capitalisme, la liquidation des États-Unis, la démocratisation du communisme, provenant, notamment, de sa diversification selon les pays et les cultures.” Un exemple? Quand “toutes les réactions” d’un journal vont dans un sens aussi net, il ne doit pas être très difficile d’accumuler les preuves. À défaut de reportages, d’articles de fond sur les progrès de la démocratie à Moscou ou à Prague, Jean-François Revel exhume triomphalement vingt lignes d’une note de lecture défavorable consacrée par le Monde diplomatique au livre de François Fejtö, le Coup de Prague, et déduit qu'”au moyen d’une double calomnie ” il s’agissait de ” dissuader le lecteur de prendre personnellement connaissance de ce coup de Prague “, dans une manifestation typique de “stalinisme élargi” et de “censure indirecte”. Cet atout décisif à la main, Jean-François Revel se hâte de conclure : “La route à suivre pour les auteurs qui désirent avoir un bon compte rendu dans le Monde est ainsi clairement indiquée. Même à propos d’un événement tchèque vieux de trente ans, le programme commun français doit servir de boussole, telle est la règle”.
Un miracle logique
Qu’à trois jours de là un autre article publié dans “le Monde des livres” ait reconnu au même ouvrage les mérites d’une analyse excellente et toujours actuelle ne concerne pas notre pointilleux examinateur. Cette diversité de jugements, naturelle dans une rédaction où les plumes les plus indépendantes disposent d’une liberté souvent inconnue ailleurs, troublerait un esprit moins prévenu. Tout à son dénigrement, celui-ci ne s’en inquiète guère. Si un témoignage le gêne, il le cache. “J’ai l’habitude de ne me prononcer que sur la base d’une documentation précise”, enseigne cependant quelque part notre professeur de scrupules.
Pourtant, impossible de le croire aveugle. Le chapitre de La nouvelle censure, où il expose la faillite agricole de l’U.R.S.S. et les difficultés alimentaires de la Pologne, emprunte très tranquillement deux de ses démonstrations aux renseignements recueillis sur place par nos correspondants Jacques Amalric et Manuel Lucbert. Il faudrait quand même savoir si le Monde soutient sans défaillance les régimes communistes, ou si les précisions de ses collaborateurs sur leurs embarras emportent tellement la conviction de Revel en personne qu’il juge convenable de les reprendre sans en changer une ligne.
Pour conclure sur cette méchante querelle, encore un exemple tristement significatif. Dans son numéro du 18 février 1977, “le Monde des livres ” consacrait trois colonnes au Plaidoyer pour une Europe décadente de M. Raymond Aron, et en déplorait la faiblesse par rapport aux travaux d’autres soviétologues, sans attaquer spécialement son idéologie anti-communiste. Au lieu d’en prendre acte, ou de parler d’autre chose, Jean-François Revel détache la phrase “sauf à ce public d’ignorants bienheureux, ce livre ne révélera rien d’essentiel”, puis en détourne la signification exactement dans un sens opposé à celui qu’elle prend dans le reste du paragraphe, où l’auteur dénonçait justement les “crimes” commis depuis 1917 au nom du marxisme. “L’analyse politique doit procéder comme l’historien : Il ne doit rien affirmer sans documents vérifiés et authentiques,” affirme notre ombrageux confrère, grave comme l’Académie. Vérifications faites…
Son sens du verbe tempère parfois, cependant, cet intraitable sectarisme de clandestines tendresses. Jean-François lit-il dans le Monde de février 1977 que, “à la manière des religions révélées, le marxisme entend qu’on le juge sur ses promesses, non sur ses actes”, Revel trouve la formule à son goût, se l’approprie gaiement sans citation ni guillemets professoraux, et s’apitoie sur ces staliniens élargis, toujours prêts à absoudre “le marxisme en le jugeant sur ses promesses et pas sur ses actes” Merci ! Merci bien !
En conclusion, il n’en place pas moins ce travail sous le patronage moral de quelques spécialistes éminents, comme François Fejtö, Branko Lazitch. Eux, ils ne tronquent pas les textes et ne copient personne.
Le démenti des événements
Parmi quelques autres inconvénients, ce livre subit le tort d’avoir endossé le démenti des faits le jour même de sa mise en vente. Deux lourds chapitres fustigent en effet, à longueur de pages, “le suicide intellectuel et moral des socialistes” devant le P.C., leur “docilité au stalinisme” absolument inqualifiable, sans limites. Avec un sûr instinct de l’erreur absolue, Jean-François Revel décrète qu’entre P.S. et P.C., “c’est copie conforme. Ainsi se vérifie la thèse de la capitulation idéologique des socialistes au profit des communistes dans l’union de la gauche en France, et le curieux contraste entre leur dilatation électorale et leur abdication morale” Comme chacun peut s’en apercevoir, leur conflit actuel confirme merveilleusement ce diagnostic…
L’auteur soutiendra-t-il qu’un ouvrage écrit au printemps ne pouvait tout de même pas prévoir la rupture de septembre? Une pareille hypothèse ne dépassait pourtant pas les moyens d’un analyste serein. Quand l’affaire de Republica éclata au Portugal, en 1975, Mario Soares trouva auprès de camarades socialistes français un soutien décisif. Sans doute se manifesta-t-il avec cinq ou six jours de retard. Il n’en pesa pas moins sur les événements, et dans le bon sens. Dès lors, fallait-il aussi systématiquement soupçonner le P.S. d’abandonner d’avance, à Paris, le libéralisme qu’il sut défendre à Lisbonne ? Dans l’étrange logique de la peur et de la passion, beaucoup le redoutèrent. Nul ne reproche à Jean-François Revel d’avoir partagé leurs appréhensions. Un peu de rigueur intellectuelle lui éviterait simplement de convertir ses angoisses en éclatantes certitudes.
Un débat si mal engagé tourne forcément court. Revel soulève pourtant de vrais problèmes, par exemple lorsqu’il déplore tel voyage de François Mitterrand en Hongrie, l’indulgence refusée par toute une gauche à Pinochet, mais trop souvent disponible pour les nouveaux maîtres du Cambodge Hélas ! les trop nombreux passages où il traite lui-même la bonne foi et la vérité avec désinvolture, les attaques personnelles sans élégance ni loyauté contre d’anciens amis, laissent un profond malaise. Et puis, le truquage des citations rend toujours suspecte la droiture du raisonnement.
Enfin ! le malheur peut toujours servir à quelque chose. Les commentaires sur ce deuxième ouvrage lui en inspireront peut-être un troisième, comme ceux du premier provoquent celui-ci, puis, de là, par l’enchaînement indéfini des critiques et des réponses, un quatrième, un cinquième, un sixième, et ainsi de suite jusqu’à la consommation du siècle. Après certains échecs, il faut bien trouver un sens à sa vie…