Revel l’insoumis
Par Claude Imbert (Le Point)
Aucun courant ne le détournait de son cap. Contre le fascisme, il paya de sa personne dans la Résistance. Il fut un de nos rarissimes grands dissidents intellectuels à se lever contre le communisme. Il conférait en quatre langues sur tous les continents, adorait la corrida et la bouillabaisse. Jean-François Revel est mort le 30 avril, à 82 ans.
Il fut mon maître et mon ami. Jean-François Revel était un des esprits les plus fermes et les plus libres de notre époque de pensées conformes. Un insoumis qui n’allait pas à contre-courant par bravade, mais parce que, nageur puissant et solitaire, aucun courant ne le détournait de son cap. Il n’aimait pas Descartes, n’avançait pas masqué, et pourtant il fut, à sa manière, ce “cavalier marchant d’un si bon pas” pour examiner, démontrer et convaincre. Libre de tout, sauf de sa raison et de sa conscience. Souvent, je me fiais plus à lui qu’à moi.
Au grand théâtre des lettres et de la politique, on le figure en maître d’armes, une rapière de plume à la main. C’est d’ailleurs ainsi que je le découvris dans son deuxième essai où il éventrait tous les clichés qui momifiaient encore l’Italie. Il enseignait alors à Florence, comme il enseigna en Algérie ou au Mexique. Cette vocation itinérante, cette curiosité exotique, sa vie durant, le maintint aux aguets du monde. Familier des lettres anglaises, espagnoles, italiennes, voyageant et conférant en quatre langues sur tous les continents, écoutant dès potron-minet sa chère BBC, Milan, Madrid et tutti quanti, Jean-François fut, avant l’heure, le plus mondialisé de notre fratrie.
De son épée de mousquetaire il se pressa de crever les solennités jargonneuses de la secte philosophe, ferraillant contre le marxisme dominateur. Et contre le colonialisme encore épanoui. Mais le plus éminent de ses combats, il le livra contre les deux grandes frénésies du dernier siècle.
Contre le fascisme, il paya, encore étudiant, de sa personne, dans la Résistance. Contre le communisme, il fut un de nos rarissimes grands dissidents intellectuels, alors que le gros des clercs de France, bénis par Sartre, s’énamourait de Moscou ou de Pékin ! Aujourd’hui encore, son considérable mérite souffre de déranger, chez l’intellectuel de gauche et les ex-“collabos” de Lénine, l’oubli commode de ce passé peu glorieux.
Jean-François Revel fut lui-même un de ces “intellectuels de gauche”. De ceux du moins qui espérèrent un temps que le socialisme français irait rejoindre la gauche réformiste de nos grands voisins. Mais le Programme commun de Mitterrand avec les communistes lui fut insupportable. Il pressentait la suite où nous mijotons encore : la persistance de “l’exception française” dans le culte du mythe égalitaire. Et notre dépendance au philtre collectiviste.
Son libéralisme éclairé lui fit comprendre et estimer les Etats-Unis – un exploit dans l’intelligentsia nationale. Et combattre, chez nous, le cantonnement populiste de l’antiaméricanisme. Il aimait une France aux frontières ouvertes. Et c’est en paladin du monde occidental qu’il ouvrit le dialogue intercontinental avec son fils, Matthieu, éminent bouddhiste. Le mondialiste qu’il fut avait, une fois encore, une génération d’avance sur son temps.
Je puis enfin dire ici que Jean-François était, dans le privé, d’une infinie délicatesse d’esprit et de coeur. Comme le poète, “il aimait, le jeu, l’amour, les livres, la musique, la ville et la campagne…”. Sa fabuleuse mémoire convoquait dans un sourire Horace contre les buveurs d’eau, et Cicéron pour les devoirs impérieux de l’amitié. Intraitable sur l’orthodoxie de la bouillabaisse, de la “pochouse” et des grands Barolo du vignoble italien. Appliqué, dès le matin, à faire son “papier” de turfiste. D’une rigueur sévillane quant au style des faenas dans les corridas que nous courions de Jerez à Madrid. Autant de précieux ornements d’un art de vivre qu’il ne tenait pas pour mineur. Dans ses plaisirs aussi, il voulait du style et des règles.
Son œuvre délivre une magnifique leçon de salubrité intellectuelle et publique. Et sa vie, une leçon de sagesse. Je n’en dirai pas plus. Tout le reste est chagrin.
[…] Claude Imbert […]
Merveilleux hommage à un ami, notre maître, parti trop tôt.
Merci à Claude Imbert dont Jean-François nous parlait comme d’un frère.
Jean Montaldo