Jean-François Revel

Extraits d’En mai 1968

Extraits d’En mai 1968 d’Enzo Bettiza,
article paru dans Commentaire Numéro 116/Hiver 2006-2007, Tombeau pour Jean-françois Revel.

Pages 1012 – 1013

[…] Deux heures plus tard, me frayant péniblement un passage dans des cortèges de jeunes hurlant à travers le quartier de Saint-Germain-des-Prés, je suis passé de la demeure vaguement saint-pétersbourgeoise de Mme Sarraute au petit bureau éditorial (je ne sais plus s’il s’agissait de celui de Julliard ou de Laffont) de son gendre Revel. La scène où j’ai atterri était aux antipodes de celle que je venais de quitter. Là, derrière un bureau sommaire, cerné de parois nues encore éclairées en coup de sabre par un rayon de soleil qui pénétrait, en même temps que les clameurs des défilés, du boulevard d’en bas, j’ai trouvé un homme massif et chauve en bras de chemise, à la voix joyeuse et vibrante. Il m’a tendu la main pour serrer la mienne avec une énergie confidentielle, sans se lever de sa chaise, comme si nous nous connaissions de longue date; il s’est aussitôt lancé dans la conversation. Tandis qu’il parlait, ce qui m’impressionnait le plus était le contraste entre ses lèvres extrêmement mobiles et la pénétrante fixité se ses petits yeux, pratiquement dépourvus de cils et de paupières, semblables à deux pupilles nues, grises, fichées avec une fermeté extraordinaire, comme des épingles presque, au milieu d’un visage rond et rose. De ses propos émanait une lucidité affirmative, géométrique, s’inscrivant dans les idées comme les pointes d’un compas hostile à la duplicité et à l’ambiguïté.

Ni de gauche ni de droite

On m’avait dit que Revel venait de la gauche et qu’il se considérait depuis toujours comme socialiste. Mais les idées qu’il délimitait à l’aide de son compas mental ne me paraissaient ni de gauche ni de droite: elles me paraissaient exactes et limpides, voilà tout.
Á un moment donné, m’indiquant du menton la fenêtre entrouverte d’où provenaient les bruits de la foule de jeunes en marche sur le boulevard, il s’est exclamé: « Vous les entendez, ces jeunes gens aisés, en bas ? ! Ils imaginent la révolution, ils ne font que l’imaginer et la rêver, car ils savent parfaitement qu’ici, en Occident, en 1968, aprés une révolution aussi complexe que la Révolution française et aprés les terribles échecs de la Révolution russe, il n’est plus possible de faire la révolution. Les barricades de papier mâché de ces fils à papa sont la preuve par neuf qu’aucune révolution authentique n’est plus réalisable ni concevable dans le monde occidental. Le terme psychodrame, tellement à la mode aujourd’hui, n’est qu’un euphémisme rhétorique pour ne pas dire impuissance révolutionnaire. »

Puis Revel a voulu dresser un parallèle entre « les authentiques jeune combattants » de la révolution hongroise de 1956 et les « jeunes révolutionnaires imaginaires » qui, ces jours-là, investissaient les amphis universitaires et les rues de Paris. Je continue à reconstituer de mémoire à peu près ce qu’il m’a dit: « Á Budapest, en 56, on a vu de jeunes prolétaires, souvent fils de communistes, affronter dans une lutte à mort l’épouvantable pouvoir communiste de la deuxième superpuissance mondiale, réclamant des droits civiques, la liberté d’expression, l’indépendance nationale. Alors qu’ici, sous cette fenêtre, que voit-on ? Une masse de jeunes bourgeois aisés et pleins d’imagination qui, mettant en scène un combat théâtral avec un pouvoir paternaliste indulgent, réclament en substance l’annulation de ces droits et libertés civils qui cependant leurs permettent de fracasser des vitrines et de dresser des barricades au nom d’une révolution impossible. La démocratie libérale est en soi vulnérable, elle invite presque à l’anarchie ludique et au chaos estudiantin: un luxe que seuls les enfants de sociétés riches et permissives peuvent se permettre. »

Enzo Bettiza