Jean-François Revel

Jean-François Revel philosophe

Par Matthieu CRESON

Article initialement paru dans Le Nouvel 1dividualiste n°3 (avril 2007) consacré à Jean-François Revel (PDF).

On considère souvent certains écrits de Jean-François Revel comme des textes « politiques ». Or il s’agirait bien plutôt selon lui de livres de « philosophie ». Qu’entendait-il donc par là ?

L’infatigable et impitoyable traque du faux

L’œuvre de Revel ? Un « arsenal à canonner le mensonge, l’imposture, l’ignorance », comme le soutient avec raison Guy Sorman (1). Son arme de prédilection : une ironie dévastatrice, d’autant plus ravageuse qu’elle s’appuie avec rigueur sur la connaissance et la logique. Que peut donc bien justifier le recours à une telle causticité stylistique qui ne cesse de revenir sous sa plume ? C’est que nombre d’intellectuels, d’historiens et de philosophes ont sacrifié au XXe siècle la recherche de la vérité à la défense d’une cause. Ils ont abdiqué le jugement individuel pour se laisser glisser dans la machine idéologique. Revel, lui, refuse la « trahison ». Traquer le faux où qu’il se trouvât et sous quelque forme qu’il se présentât, telle fut l’inlassable lutte à laquelle se livra Revel au fil de sa carrière.
Ainsi, Ni Marx ni Jésus (1970) (2) naîtra de l’évidence qu’une large part du discours français sur l’Amérique relève du bobard sans commune mesure avec la réalité. Pis : ces préjugés ne trouvent pas seulement leur origine dans l’ignorance mais dans le mensonge. Déjà, Pourquoi des philosophes (1957) (3) stigmatisait vertement ce que Revel estimait être le dévoiement de la philosophie et des philosophes dans le « tour de passe-passe étymologique », l’esbroufe et la fumisterie… Il salue conséquemment en 1997 la parution d’Impostures intellectuelles (4), essai dans lequel Sokal et Bricmont pourfendaient la philosophie « postmoderne ». Titre de sa chronique d’alors : « Philosophes escrocs » (5).
Une constante chez Revel : son horreur des mystifications en tous genres. Et pour cause ! L’escroquerie est à l’évidence une source et un diffuseur du faux des plus pernicieux. A cet égard, le combat que mena Revel n’est pas sans rappeler celui qu’entreprit Platon contre la sophistique, cet art de faire passer le faux pour le vrai. Un combat rendu d’autant plus actuel que les moyens permettant de brouiller les pistes, voire d’inverser les camps, n’ont jamais été aussi élaborés qu’à notre époque. Et c’est bien dans cette perspective qu’il convient d’appréhender la place de son « anti-communisme ».
Car si le nazisme fut un totalitarisme « direct », affichant clairement ses intentions dès le départ, le communisme fut au contraire un totalitarisme « médiatisé par l’utopie », qui s’ingénia à dissimuler soigneusement sa vraie nature derrière de louables idéaux. Ce fut une gigantesque erreur doublée d’une monumentale imposture. Les systèmes communistes ont en effet toujours et partout tragiquement échoué. La condamnation devrait être sans appel. Mais les escrocs du communisme ont su trouver la parade afin de prolonger, fût-ce artificiellement, l’existence du régime (6). Leurs outils ? L’idéologie, et son mode d’administration : les systèmes d’appartenance.
Qu’est-ce qu’une idéologie ? Il s’agit d’une construction mentale, nous dit Revel, d’un pur produit de la ratiocination que l’on plaque autoritairement sur la réalité. C’est en cela le contraire de la démarche expérimentale. C’est aussi le moyen privilégié de tronquer, de falsifier, et, au besoin, de fabriquer de toutes pièces l’information. L’objectif est donc d’échapper à toute critique en trichant subrepticement avec le vrai et en recourant insidieusement au faux. « L’idéologie n’étant pas tirée des faits, écrit-il, elle ne se sent jamais réfutée par eux. » (7)
Comment l’idéologie s’organise-t-elle ? C’est là qu’interviennent les « systèmes d’appartenance », lesquels ont pour fonction de substituer chez leurs membres l’observation des dogmes posés par le groupe à l’exercice indépendant du jugement. Ils atteignent leur pleine efficacité lorsque les croyances inculquées sont intériorisées au point de devenir de véritables réflexes mentaux. C’est ce que Revel nomme la « dévotion » : une idée n’est plus jugée vraie ou fausse, ni un fait exact ou inexact, mais seulement conforme ou non à un système de valeurs et d’interprétation du réel.
Devant ces machines de guerre que sont les idéologies, Revel se refuse à n’être qu’un « intellectuel contemplatif » ; il est bel et bien l’homme d’un combat : celui en faveur du respect de la liberté et de la vérité. (8)

Un moraliste et un psychologue de la culture

C’est ainsi que Revel est amené à se poser cette question : comment se fait-il qu’une idéologie puisse transmettre jusqu’à son fonctionnement intellectuel à ceux qui n’appartiennent pas au système proprement dit ? Et ce malgré l’incessante mise en garde contre les pièges inchangés de l’idéologie. Là réside son véritable tour de force. Comment expliquer par exemple que les fables communistes aient régulièrement obtenu un tel crédit hors même des cercles d’obédience communiste ? Ce phénomène est d’ailleurs d’autant plus énigmatique que la presse est plus libre et la société plus ouverte. Revel donnera à cette attitude le nom de « stalinisme élargi » ou de « docilité au stalinisme » (9). Dès lors, n’y aurait-il pas en fin de compte en l’homme une aspiration secrète à la tyrannie ? On peut certes la comprendre chez ceux qui veulent l’exercer, mais elle devient toutefois beaucoup plus mystérieuse de la part de ceux qui souhaitent la subir…
Pourquoi s’être par ailleurs efforcé de bâtir une civilisation fondée sur la connaissance et l’information si c’est pour n’en pas tenir compte dans la formation de nos jugements et dans la prise de nos décisions ? (10) L’être humain refuserait-il de voir ? Emanant de ceux qui s’accrochent opiniâtrement à la défense d’une idéologie, cela n’a rien d’étonnant. Mais qu’en est-il alors des autres ? Du reste, ces derniers manifestent de toute évidence un invincible penchant pour l’affaissement dans les mêmes erreurs. Comment donc expliquer que l’on fût tombé dans le piège du maoïsme alors que Khrouchtchev en personne venait de se livrer à la critique du stalinisme ? (11) Attitude d’autant plus incompréhensible que nous savions bel et bien ce qui se passait alors en Chine. Ainsi, voilà où en est venue la société de la connaissance et de l’information, cette société qui a produit la science, et dans laquelle l’éducation, qui est censée la sous-tendre, a précisément pour objectif d’aboutir à la conquête par l’individu du jugement personnel. Le triste succès de la contamination idéologique réitérée ne serait-t-il donc pas l’indice de l’incapacité de l’homme à être rationnel là où il devrait pourtant bien l’être ?

Politiques et intellectuels, y compris dans les sociétés libres, se dérobent à leurs responsabilités, par mauvaise foi comme par bonne foi – les deux n’étant pas toujours clairement distinguables : calcul cynique, flagornerie, lâcheté morale, paresse intellectuelle, partialité idéologique, aveuglement plus ou moins volontaire, incompétence, ingénuité, duperie, autant de comportements qui ne disparaissent pas, tant s’en faut, avec la civilisation démocratique. L’idéologie des Lumières est fausse : le progrès du savoir ne s’accompagne pas nécessairement du progrès moral. Dès lors, Revel oscille entre offensive sans relâche contre le mensonge et résignation, non dépourvue de quelque amertume, devant la persistance de cette erreur « humaine, trop humaine ». La disposition de l’homme à commettre éternellement les mêmes erreurs est un trait de caractère fondamental auquel ni la science ni la démocratie ne semblent pouvoir pleinement remédier.
Tâchons cependant au moins de voir que l’histoire n’est nullement soumise à un quelconque processus dialectique ou impersonnel. Ce sont tout au contraire les hommes qui font l’histoire (12). Celle-ci dépend donc de leurs décisions, lesquelles dépendent à leur tour de leurs jugements. S’ils n’y prennent pas garde, et s’ils ne tentent pas de contenir en conséquence leur irréductible part d’irrationnel, l’hypothèse de la résurgence future du totalitarisme sous d’autres formes ne sera pas à écarter. La conclusion de Revel : une exhortation à la responsabilité et un vigoureux plaidoyer pour une authentique « réforme de l’entendement humain ». Mais quand bien même l’homme pourrait agir davantage par raison et avec meilleur discernement, serait-il bien capable de se résoudre à adopter plus complètement un tel comportement ? Consolons-nous en méditant l’exemple des héroïques dissidents de l’Est : « Que des hommes et des femmes élevés, enfermés dans ces systèmes aient pu néanmoins préserver leur intelligence et la retourner contre la machine qui devait l’anéantir, tout en étant répudiés, abandonnés par les intellectuels des sociétés qui auraient dû les secourir, tant d’énergie et de lucidité, en eux et grâce à eux, rachète nos aveuglements et nos lâchetés et prouve que l’espèce humaine mérite, tout bien pesé, peut-être de survivre. » (13)

Matthieu Creson

Notes

(1) Blog : « Le futur c’est tout de suite », « Revel », 19 mai 2006
(2) Jean-François Revel, Robert Laffont, Bouquins, 1986
(3) Jean-François Revel, Robert Laffont, Bouquins, 1997
(4) Odile Jacob, 1997. Livre de Poche, 1999
(5) Le Point, 11 octobre 1997, repris dans Fin du siècle des ombres, Fayard, 1999. Pocket 2002
(6) Voir La Grande Parade, Plon, 2000 ; Pocket 2001
(7) « La colère et la pitié », Le Point, 6 décembre 2002
(8) Le Regain démocratique, Fayard, 1992. Hachette, Pluriel, 1993. Voir en particulier le chapitre sixième : « le prévisible et l’imprévu »
(9) La Tentation totalitaire, Robert Laffont, Bouquins, 1986
(10) Voir La Connaissance inutile, Grasset, 1988. Hachette, Pluriel, 1990
(11) « Les grands entretiens de Bernard Pivot », Gallimard-INA, 2006
(12) Entretien pour Politique internationale, « L’histoire dépend de nous », Printemps 2000
(13) Jean-François Revel, Le Voleur dans la maison vide, Plon, 1997. Pocket, 1998