Jean-François Revel

Patrick Besson et la Connaissance inutile

Patrick Besson, L’Humanité, 3 novembre 1988.

Voilà comment se présentent les choses : d’un côté, nous avons les journalistes et les écrivains français plus ou moins de gauche, vieux truands vicelards, jeunes gogos sans cervelle, alcooliques irréductibles, balances balafrées et autres proxénètes cokés. De l’autre, il y a Jean-François Revel, l’Eliott Ness de la pensée, l’inspecteur Colombo de l’idéologie, le Maigret de la désinformation. Entouré de quelques fidèles, il a décidé de nettoyer le paysage intellectuel occidental. Il ne mégote pas sur les rafales de machine à écrire, les embuscades médiatiques, les rafles de colloques, les descentes de symposium. Engoncé dans son inusable imperméable couleur mastic, le regard fixe et toujours un peu effaré, ses doigts boudinés tapotant nerveusement ses cuisses, il porte l’offensive partout où le libéralisme subit les attaques des agents conscients ou inconscients du socialisme.

Il a renoncé à beaucoup de choses pour mener le combat : la littérature, la gastronomie, la philosophie. Mais il y a, dans la vie de tout homme de cette trempe, des moments où l’on doit sacrifier certains plaisirs pour une cause bien plus vaste et bien plus juste que le simple hédonisme. Ce moment, pour Jean-François Revel, arriva en juin 1981, quand la radio annonça la terrible nouvelle : il y avait quatre ministres communistes au gouvernement. L’homme se dressa, congestionné, sa fourchette à la main, sa serviette encore attachée autour du cou. ” Femme, dit-il à son épouse, selle mon Underwood et taille fin mes crayons : il faut que je sauve notre système socio-économique ! “Il quitta la pièce, sans un regard pour son vieux volume de Descartes qui avait accompagné toute sa scolarité, sans même jeter un coup d’il au portrait de Stendhal qui surplombait le buffet Henri-II et, surtout, en laissant refroidir définitivement un lapin chasseur, son plat préféré, dont son collègue jean Ferniot lui avait donné la recette et qu’il jura solennellement – apposant la main droite sur une photo de William Colby, l’ancien directeur de la CIA – de ne plus préparer avant que la horde socialo-communiste n’ait été boutée hors de France.

Aujourd’hui, après avoir fourbi de nouvelles armes, mis de l’ordre dans son staff, recruté de jeunes inspecteurs dynamiques, et surtout sans états d’âme superflus, rassemblé un certain nombre de renseignements fournis par un tas de petits indics disséminés dans les journaux de gauche véreux et les partis secrètement subversifs qui salissent notre beau pays, Revel lance une nouvelle offensive sous le nom de la Connaissance inutile, un ouvrage corpulent paru chez Grasset et dont la phrase inaugurale, sorte de coup de semonce, est : ” La première de toutes les forces qui mènent le monde est le mensonge. ” Voilà une sentence qui prendra place sans difficulté dans le panthéon des maximes immortelles, où l’on trouve aussi : ” Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ” ou ” (ma préférée) ” Après la pluie vient le beau temps “. On comprend rapidement, car l’homme est habile à s’expliquer, que la nouvelle cible de l’attorney Revel est le monde des médias qui, systématiquement, disent du mal des USA et du bien de l’URSS, avantagent le PCF et déforment les actions et les déclarations de l’UDF ou du FN, mettent en avant à tout instant les luttes sociales noyautées par la CGT et passent sous silence les réussites économiques, pourtant difficilement contestables, de la bourgeoisie, essaient de faire passer les peuples du tiers-monde pour des victimes affamées ou même agonisantes du capitalisme, alors que ce sont en fait des petits sagouins qui ne respectent pas les règles du jeu démocratique.

Pourtant, page 14, une phrase ambiguë alerte notre attention : ” Mais quoi que l’on dise du journalisme (?) on doit se garder d’incriminer les journalistes ” Alors là, le téléspectateur lambda ne comprend plus rien à la dialectique d’Eliott Revel, plus impénétrable que jamais derrière les bourrelets de graisse qui encadrent son beau visage ténébreux et décidé. Que veut dire par là le héros incorruptible de toutes les mères de famille et de leurs enfants en âge d’être scolarisés ? que si le pain n’est pas bon, ce n’est pas la faute du boulanger ? que si le steack est dur sous la dent, ça n’a rien à voir avec le savoir-faire du boucher ? que si la FIAC expose des croûtes, les peintres ne sont pas responsables ? Mais alors, colonel Revel – sont en droit de se demander les amateurs de cette série télé où la violence et les rebondissements ne manquent pas -, si le système journalistique est pourri et si ce n’est pas la faute des journalistes, de qui est-ce la faute ? Le responsable ! Le responsable !

Dans les pages de son livre, Revel tourne sur lui-même, comme un sémaphore, agite son arme dans tous les sens, tire en l’air au risque d’effrayer les moineaux, sans pour autant, hélas ! mettre un nom sur le vrai coupable. C’est peut-être, au fond, parce que les coupables sont partout, parce que nous sommes tous coupables de mensonge – sauf, bien sûr, le sergent Revel. Dans ce cas-là, sergent, pourquoi hésiter, tergiverser ? Venez nous arrêter, nous, nous tous qui parlons, écrivons, partons en week-end et qui, sans le savoir, sans le vouloir peut-être, participons à l’extension du mensonge sur la planète et, par là-même, au recul de la démocratie. Nous vous présentons nos poignets : vite, vos menotes !

” Or, écrit plus loin Revel, l’humanité n’agit pas autant qu’on le dit dans le sens de ses intérêts. Elle fait preuve, dans l’ensemble, au contraire, d’un désintéressement déconcertant, puisqu’elle ne cesse de se fourvoyer avec opiniâtreté dans toutes sortes d’entreprises aberrantes, qu’elle paye d’ailleurs chèrement. ” Le monde journalistique devenant peu à peu une cible trop petite pour lui, Revel décide donc de s’en prendre à l’humanité tout entière ! Quel homme ! Ah ! il en faudrait plus des comme lui, capable de saisir tous les problèmes universels à bras le corps, de soulever à lui seul – tel un hercule de foire – les grandes questions philosophiques, politiques, sociologiques, et de les résoudre avec flegme, d’une phrase robuste et bien sentie. Qu’attendait cette humanité idiote, maladroite, confuse, flemmarde, tarée ? Qu’est-ce qui manquait à ces quatre milliards d’hommes et de femmes plus nuls les uns que les autres ? Jean-François Revel ! C’est clair comme de l’eau de roche : pour échapper au malheur dans lequel elle est plongée depuis sa création, l’humanité doit élire Jean-François Revel maître du monde !

C’est pourquoi il est incompréhensible que l’auteur de la Connaissance inutile ait été lamentablement battu la seule fois où il s’est présenté à la députation.