Jean-François Revel

Un résistant dans la lignée de Tocqueville et de Raymond Aron

Par Jean-Claude Casanova
Le Monde, le 3 mai 2006

On craint de froisser ses amis. Devant un jour parler, devant Revel, d’un de ses livres politiques, je m’aventurais à comparer sa pugnacité à celle des fantassins espagnols décrits par Bossuet dans son éloge du Grand Condé. Je guettais son approbation. Il opina avec plaisir. Je peux donc reprendre la comparaison : ses livres comme des “gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeureraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute et lanceraient des feux de toute part”. Ainsi était Revel, magnifique, campant dans cette époque qu’il n’aimait guère et tiraillant par tous ses livres et ses articles, indifférent aux modes et à l’air du temps. Mais ce polémiste était en définitive bienveillant et bienfaisant.

Pour quelle cause combattait-il ? Il l’a dit simplement : “Si un sens philosophique existe encore, il consiste, comme le sens de l’art, à savoir déceler les faux.” De même, quand il a publié Une anthologie de la poésie française, il a d’emblée précisé qu’il n’accepterait aucun compromis entre le respect des réputations et son propre goût nourri de sa propre expérience de lecteur qui, il faut bien le dire, excluait Claudel et Péguy. Il ne croyait pas à la clarté intrinsèque de la langue française, mais il pensait qu’on devait être clair. D’où ses chapitres sans complaisance sur le docteur Lacan et sur beaucoup d’autres contemporains.

Philippe Raynaud a remarqué finement que son oeuvre s’organisait comme celle de Taine. A plus d’un siècle de distance, on retrouve, en effet, chez les deux normaliens, la même suite de séquences. D’abord la critique des philosophes français (soumis, pour Revel, à la dogmatique allemande) et la même méfiance à l’égard de l’université. Puis l’amour de l’Italie et l’intérêt pour les Arts. Ensuite la reconnaissance de l’influence anglaise (pour Taine), américaine (pour Revel), sur l’évolution de la culture, de la politique et de l’économie modernes. Enfin la critique de la dictature jacobine et de ses conséquences, pour Taine, et celle du communisme et du socialisme, pour Revel. Taine à la fin de sa vie s’était pratiquement converti au protestantisme, religion du libéralisme politique.

Revel est passé de la gauche à la droite, mais, social-démocrate ou libéral, il a toujours été dans l’opposition autant à l’égard de nos institutions et de nos dirigeants qu’à l’égard de notre façon de penser la politique. En cela il appartient à ce courant désenchanté qui, de Tocqueville à Raymond Aron, propose aux Français de changer leurs moeurs politiques.

Il a mené trois combats : la résistances aux fausses gloires ; la résistance au style obscur ; enfin, la résistance aux mythologies politiques. Revel, comme Voltaire, aimait les jésuites comme éducateurs mais s’était éloigné du christianisme. Il était passé par une forme de mysticisme oriental qui ne l’avait pas convaincu, puis avait rejoint, définitivement, ce scepticisme classique pour lequel la philosophie s’arrête à Hume et à Kant. A ses yeux restaient les sciences, reposant sur l’expérimentation, l’art de vivre pour lequel les moralistes, comme Montaigne comptent plus que les faiseurs de système, et l’art politique au service de la liberté et des progrès réels.

Un an après avoir publié ses Mémoires, il a confié à Commentaire un chapitre que tout le monde lui avait conseillé de retrancher du volume, mais qu’il tenait à publier séparément. Il l’avait intitulé “Supplices de la notoriété” . On s’étonnerait de voir un académicien célèbre se plaindre ainsi. Il tenait pourtant à proclamer que “la notoriété circule, en ce qui concerne les auteurs, entre les doigts de cambistes culturels qui recourent à tous les moyens possibles de s’informer et d'”informer”, d’inventorier nos idées et de portraiturer nos personnes, sauf le principal, lire les livres et les articles”.

Voilà ce que réclamait Revel, pour lui et pour tous, qu’on lise pour juger. Maintenant que nous allons ranger sur un seul rayon ses livres qui étaient dispersés entre la philosophie, la littérature, l’histoire, la politique, l’art, la gastronomie, l’unité de son oeuvre paraîtra évidente : celle d’un homme suffisamment ami des autres hommes pour n’avoir écrit que ce qu’il pensait être vrai.