Jean-François Revel

Démocratie mexicaine

Article paru dans la Revue ESPRIT, en Mai 1952.

Par Jacques Séverin, alias Jean-François Revel.

De tous les pays d’Amérique latine, le Mexique est peut-être celui qui éveille le plus de curiosité chez les étrangers. Seule région du continent américain, avec le Pérou, qui ait été le siège d’une civilisation pleinement développée avant la pénétration européenne, le Mexique joint à ce caractère original, qui lui vient de sa tradition pré-hispanique, des marques non moins attachantes laissées par une expansion espagnole qui comporta des aspects fort brillants, dans le domaine de l’architecture en particulier. Cet alliage hispano-indien lui confère une personnalité dont l’ascendant spirituel s’exerce, notamment, sur ses voisins du Nord : car ce n’est pas seulement dans son folklore, dans ses vestiges précolombiens ou dans ses villes coloniales, que le Mexique offre un visage d’art et de culture, aux yeux de l’étranger. C’est aussi dans sa vie actuelle, dans es universités encore latines d’esprit, et surtout dans sa peinture moderne. On a l’impression qu’une sève nouvelle a jailli là-bas, qu’une création vigoureuse s’y élabore.

Le Mexique paraît être, en outre, assez bien armé pour prétendre, dans l’avenir, au rôle d’une importante nation moderne. Avantagé par sa position géographique, soutenu dans son développement technique par le voisinage des Etats-Unis, il est aussi, semble-t-il, très évolué du point de vue politique. La Révolution (la “Reforma”) de 1910, mettant fin à la dictature semi-féodale, semi-capitaliste de Porfirio Diaz, réalisa la réforme agraire, lutta contre l’influence réactionnaire du clergé, instaura le suffrage universel et la liberté de la presse, élabora une constitution parlementaire, se proposa un vaste plan de modernisation du pays. Plus tard, un homme d’Etat comme Cardenas, qui fut président de la République de 1934 à 1940, accentua encore le caractère socialisant et laïcisant du régime : nationalisation des pétroles, politique scolaire, industrialisation. Aussi, depuis la Révolution et surtout depuis Cardenas, les socialistes du monde entier considèrent-ils volontiers le Mexique comme une jeune nation progressiste, culturellement brillante, exemple encourageant de l’évolution d?un peuple jadis colonisé.
Voilà le tableau que, de l’extérieur, les étrangers se forment du Mexique, et l’idée que les Mexicains se font d’eux-mêmes, en y ajoutant de nombreux traits plus favorables encore. Mais il suffit de passer quelques mois dans le pays, à condition naturellement d’avoir à participer un peu aux différents aspects de la vie mexicaine, pour voir surgir derrière cette façade optimiste une réalité bien différente, et plus inquiétante.

Mexique, terre de liberté.

Le Mexique actuel se réclame toujours de la Révolution, entend la poursuivre. Dans quelle mesure le programme de la Révolution a-t-il été réalisé par le régime qui en est sorti ? Quels en sont actuellement les résultats politiques, économiques et sociaux ?

Le régime de la République mexicaine, tel qu’il est pratiqué, n’offre avec le fonctionnement d’une démocratie que des analogies tout extérieures.

Le chef de l’Exécutif est le Président de la République, élu au suffrage universel pour six ans. Son élection entraîne l’élection, en même temps que lui, des candidats désignés par lui pour les gouvernements des États, pour le Parlement fédéral et les Parlements locaux.

C’est toujours le candidat gouvernemental qui passe. Le Mexique, en effet, vit sous le régime du parti unique : le P.R.I., Parti Révolutionnaire Institutionnel. Les autres partis sont des fantômes inconsistants, tolérés pour qu’il y ait une opposition, et dans la mesure où cette opposition reste platonique. Les élections sont entièrement fabriquées, processus d’ailleurs facilité par l’apathie générale : sur quelque dix millions d’électeurs possibles, deux millions votent. Les autres s’abstiennent, ou ne savent pas qu’il y a des élections.

Ainsi, on est entre soi. Le président en exercice désigne son successeur, puisque la Constitution lui interdit de se faire réélire. Il s’agit de perpétuer au pouvoir le même groupe d’hommes, sauvegardant les mêmes intérêts : il n’y a de contestation réelle qu’entre ces hommes même, à huis-clos, au sein du parti, Cela n’empêche pas, certes, qu’il y ait un candidat d’opposition ; mais ni lui ni personne ne croit à son succès. Son rôle est décoratif. Il se présente, sachant qu’il n’a aucune chance, à moins de faire une révolution, ce qui est pratiquement impossible, le P.R.I ayant avec lui l’armée.

Toute l’affaire est généralement arrangée d’avance, et souvent le candidat d’ « opposition » se désiste à la dernière minute, moyennant une récompense, qui pourra prendre, par exemple, la forme de contrats de travaux publics, pour lui et ses amis, sous le mandat de son ex-adversaire.

L’armée est la base du P.R.I. ; elle est dirigée par ses innombrables généraux révolutionnaires, véritables jacobins nantis, qui occupent tous les genres de situation au Mexique. Jusqu’à présent, la Présidence de la République était, à quelques rares exceptions près, le monopole des généraux. Trente-deux ans après la fin des opérations, il parut cependant opportun de donner au gouvernement une tournure plus civile ; pour la première fois, en 1946, fut “élu” un licenciado (docteur en droit), Miguel Aleman, le Président actuel.

Selon l’archétype présidentiel, les licenciados se multiplièrent alors à tous les postes, officiels ou non. Néanmoins les généraux restent le bloc sur lequel est bâti le parti, bien que l’on prête à l’actuel Président le dessein de se débarrasset de la vieille garde, encore imbue de tendances gauchisantes et anticléricales, et qui s’est énergiquement opposée, en particulier, à ce qu’on violât la constitution sur le point de la non-rééligibilité présidentielle.

Politiquement, les mots d’ordre essentiels de la Révolution avaient été, en effet : “Non-réélection ; Suffrage effectif». Sur le deuxième point au moins, c’est à refaire…

Une fois les élections terminées, l’équipe en place (le Président, ses représentants provinciaux, les gouverneurs d’Etats imposés par lui, protégés ou surveillés par les chefs militaires) a les mains libres pendant six ans. On conçoit, en effet, qu’aucune opposition ne soit à attendre du Parlement, puisque les députés sont en fait désignés. Aussi l’activité parlementaire est-elle réduite à sa plus simple expression : une fois par an, le Président lit aux députés son rapport. C’est la cérémonie de l’informe presidencial. Après être passé sous les arcs-de-triomphe édifiés pour la circonstance, aux frais de divers États et syndicats, entre sa résidence et le local de l’assemblée, le Président lit aux députés son informe, qui est une longue énumération des bienfaits dont il a couvert la nation pendant l’année. Toutes les stations de radio du pays diffusent le discours, et ce jour-là est férié pour permettre au peuple de l’écouter. A la fin, les députés applaudissent le Président, le félicitent et l’assurent de leur appui total.

Exclue du monde politique officiel, l’opposition est également inexistante dans la presse et dans les syndicats.
On a beau lire la presse mexicaine, pendant plusieurs mois, on y cherche en vain le moindre article attaquant vraiment le gouvernement. Le respect doucereux du monde officiel, l’acceptation la plus plate de ses moindres déclarations, l’absence de toute enquête indépendante, de tout reportage sincère sur la réalité du pays caractérisent l’ensemble des journaux.

Leur tirage est d’ailleurs infime. A Mexico, ville de deux millions d’habitans, les quotidiens d’information politique, au nombre de six ou sept, tirent, au total, à 3oo.ooo environ. Le tirage de l’ensemble des quotidiens de province ne dépasse pas 300.000 non plus. Ce qui fait 6oo.ooo lecteurs de quotidiens d’information politique dans un payS de 25 millions d’habitants.

Et pourtant, les journaux sont de grandes affaires, et les directeurs de journaux des potentats de la finance. Un journal vit de la publicité commerciale, des articles payés, du chantage (toutes les grandes entreprises sont plus ou moins rançonnées : « La coca-cola est nocive » ; telle marque de cigarettes est « mauvaise pour la vue »), mais surtout, de la politique : il s’agit d’entrer dans le jeu des gens en place et, en retour, d’être associé aux affaires sûres qui sont le privilège des cercles politiques.

Cela vaut pour les propriétaires de journaux. Quant aux journalistes qui écrivent dans leurs organes, leurs salaires sont misérables. Certains d’entre eux sont donc conduits à chercher d’autres revenus que ceux qu’ils touchent à la caisse du journal, et l’on peut dire que, dans ces milieux, l’honnêteté est d’autant plus méritoire qu’elle ne paye pas.

Un quotidien du matin, à Mexico, se compose de quarante à cinquante pages : vingt sont entièrement couvertes par la publicité et les annonces ; dix par le compte-rendu des mondanités, des spectacles et des sports ; six à dix par d’immenses placards en caractères d’affiche : ce sont des messages, issus de divers organismes, Etats, syndicats, chambres de commerce, organismes privés, etc., adressés aux Pouvoirs publics pour les congratuler, leur demander une faveur, souhaiter un bon anniversaire au Président, etc.

Tout cela est payé. Le reste, cinq à six pages, donne la ligne officielle, monte en épingle, s’il y a lieu, l’événement sur lequel le gouvernement désire qu’on insiste : c’est généralement une inauguration, un voyage officiel, qui a droit à un titre sur huit colonnes en première page. Au point de vue international, on reproduit textuellement les dépêches d’agences, en suivant strictement la ligne de Washington.

La presse fait donc partie du système gouvernemental, dont les propriétaires de journaux sont parmi les premiers profiteurs. En outre, le gouvernement dispose, quoi qu’il arrive, d’une sanction radicale : il S’est réservé le monopole de l’importation du papier et c’est lui qui le répartit. De ce fait, les journaux sont constamment en rapport avec un organisme gouvernemental de crédit, la Nacional Financiera, envers lequel ils sont tous plus ou moins endettés.

Ainsi, la presse est enchaînée de cent façons, et elle supporte d’ailleurs allègrement ses chaînes. Il y a des journaux d’opposition – El Popular, et La Universidad Obrera, de Lombardo Toledano, – qui sont, comme les autres, indirectement subventionnés, et dont le tirage ridicule et les propos vont exactement aussi loin que le gouvernement le juge bon.

Sous Cardenas, il était encore possible d’écrire ce que l’on pensait. C’est durant la première année du mandat de l’actuel Président, Miguel Aleman, que la liberté de la presse fut écrasée, dans des circonstances spectaculaires et dramatiques. Il existait une revue d’opposition, Presente qui dénonçait toutes les immoralités des politiciens. Elle attaquait, en particulier, un certain Georges Pasquel, homme d’affaires véreux, enrichi par le monopole du transit en douane, c’est-à-dire par la contrebande. Il s’était lié avec Aleman alors que ce dernier était gouverneur de de l’Etat de Vera-Cruz, l’avait poussé à la Présidence, et, maintenant que son ami se trouvait au pouvoir, se livrait aux plus invraisemblables trafics de connivence avec certains membres du gouvernement. Presente montrait les ficelles de la combinaison, ce dont le prestige présidentiel ne manquait pas de souffrir, d’autant que le succès de la revue était immense ; il était impossible d’en trouver un exemplaire une heure après sa sortie dans les rues. Un jour, des pistoleros [assassins à gage] se présentèrent à l’imprimerie, menacèrent tout le monde de mort, et détruisirent tout. Un ou deux numéros furent fabriqués dans une autre imprimerie.

Les Pistoleros cernèrent alors la maison du directeur de Presente, Georges Pino Sandoval, et l’y séquestrèrent pendant plusieurs mois. Au même moment, le directeur d’une autre revue d’opposition, Democracia, fut assassiné.
Pino Sandoval s’enfuit en Argentine, d’où il revint sur l’invite et aux frais du Président : il s’occupe aujourd’hui d’actualités cinématographiques pour le gouvernement. On peut dire que c’est à ce moment-là qu’a cessé totalement l’opposition au gouvernement dans la Presse.

Une fois par an, les journalistes offrent un grand banquet au Président de la République et, par le truchement de multiples orateurs, l’assurent de leur concours sans réserve.

De même qu’il n’y a ni vie parlementaire ni liberté réelle de la presse, le syndicalisme mexicain, de son côté, s’abstient de toute opposition politique et même de toute action sociale.

Lorsqu’on arrive au Mexique, on a l’impression que le travail leur est efficacement protégé : contrats collectifs, sécurité sociale, indemnités du licenciement, etc. En réalité, sauf la C.G.T. qui conprenait 3.536 membres en 1948 dans tout le Mexique, les syndicats sont tous affiliés au P.R.I. et subventionnés par le gouvernement. Ils sont soumis à des leaders qui ont partie liée à la fois avec le gouvernement et avec les entreprises. Le gouvernement, pour sa part, favorise tantôt les entreprises, tantôt les syndicats, suivant le secteur social sur lequel il désire exercer une pression. Les ouvriers se mettent en grève et se remettent au travail exactement quand leurs leaders le leur disent. C’est ce qui explique que, malgré l’énorme prospérité du capitalisme mexicain, les salaires restent misérables, comme nous le verrons plus loin.

S’il n’y a aucune initiative partant de la masse des syndiqués pour faire éclater ce système, c’est que, corrompus par le haut [1], les syndicats sont fermés par le bas. En effet, n’entre pas au syndicat qui veut. Il faut que les leaders vous acceptent et, pour vous accepter, il arrive qu’ils vous demandent de l’argent.

Un syndicat mexicain est professionnel et s’efforce d’interdire le plus possible l’accès de la profession.

Or, si vous ne faites pas partie du syndicat de votre profession, aucun patron ne vous engage, ou, s’il vous engage, c’est en cachette du syndicat et vous ne pourrez donc jamais formuler aucune revendication. Refuser d’appuyer le P.R.I., pour un ouvrier, c’est l’expulsion, donc la perte de la possibilité de travailler.

Ainsi, les syndicats se réservent le bénéfice des lois sociales. Ces lois n’assurent donc que la défense d’une minorité qui, en échange des privilèges dont elle jouit, donne son appui au gouvernement. Il s’agit non d’un syndicalisme, mais d’un corporatisme dirigé. Non de conquêtes réalisées par le prolétariat, mais de faveurs accordées par l’Êtat à sa clientèle électorale. Le véritable problème social au Mexique se trouve en dehors des syndicats.

En effet, sur quelque huit à dix millions de travailleurs, les chiffres officiels en donnent deux millions en 194o dans la Confédération des paysans, la C.N.C. (Confederacion Nacional Campesina), et 771.446 dans les syndicats urbains, en 1948. Encore le premier chiffre a-t-il baissé depuis 1940, car la C.N.C. est combattue en sous-main pour des raisons que nous verrons. Sans vivre bien, cette minorité n’en constitue pas moins une aristocratie au sein du monde ouvrier. Nous retrouvons d’ailleurs là, au total, les quelque deux ou trois millions d’électeurs votants qui élisent le candidat officiel.

Que pense le peuple?

Le néant de l’opposition s’explique pourtant moins par le caractère dictatorial de l’appareil gouvernemental que par la faiblesse de la conscience politique des masses. Si une opposition était à craindre, elle viendrait de la droite bien plus que de la gauche. Il se pourrait donc que cet appareil dictatorial fût nécessaire et servît à défendre l’héritage de la Révolution.

N’oublions pas que le peuple mexicain est entièrement sous l’influence d’un clergé très réactionnaire. Le gouvernement est officiellement laïque, mais la notion de laïcité, de séparation de l’Êglise et de l’Êtat, reste incomprise de la majorité. Il a suffi qu’un journal lançât une campagne de chantage contre une importante marque de savon en l’accusant d’être “protestante” pour que cette marque vît s’effondrer le chiffre de ses ventes: depuis, elle offre, enveloppée avec toutes ses savonnettes, le portrait du Pape. Sur le plan matériel, le clergé a rétabli brillamment sa position.

Après la période anticléricale de Calles, puis de Cardenas, il a reconquis la libre jouissance des édifices du culte, et recommencé à enseigner; et si ]’Ëglise n’est plus le principal propriétaire foncier du Mexique, elle en est, moins visiblement, l’une des plus grandes puissances capitalistes [2]. Les hommes politiques actuels n’ont rien changé à la lettre des lois, mais ils ont laissé faire comme si ces lois n’existaient pas. Ménageant le clergé, ils sont ménagés par lui ; peu à peu, ce ménagement mutuel est devenu une entente, un appui réciproque. Mais le clergé n’en est pas moins beaucoup plus à droite que le gouvernement actuel ne l’est en principe. L’archevêque de Mexico n’a-t-il pas demandé le 24 octobre 1951 l’établissement de relations officielles avec Franco ? Politiquement, l’église vise à l’abrogation des lois révolutionnaires, et les masses, le cas échéant, obéiraient aveuglément à ses consignes électorales.

D’un autre côté, l’instruction publique n’a pas fait assez de progrès pour laisser espérer la formation, avant longtemps, d’une conscience sociale et politique. Il ne semble pas que la fameuse campagne conte l’analphabétisme, lancée par M. Torrès-Bodet, ait donné d’aussi bons résultats que veulent le faire croire les propagandistes officiels. Les instituteurs fédéraux envoyés dans les villages sont si mal payés qu’ils se consacrent souvent à des activités sans rapport avec l’enseignement. Aussi les chiffres officiels, si exagérés soient-ils, avouent-ils encore 40 % d’illettrés complets dans la population au-dessus de l’âge de dix ans. Ceci dans un pays de moins de 25 millions d’habitants et qui n’en comptait encore que 20 en 1940. Mais le plus grave, c’est que, des 6o % qui ont mis les pieds dans une école, la plupart ne sont pas allés assez loin pour recevoir l’instruction élémentaire qui les rendrait adaptables à la vie moderne : cet analphabétisme “fonctionnel” caractérise alors 81% de la population au-dessus de l’âge de dix ans. Le développement économique du pays, nous le verrons plus loin, laisse de côté la majeure partie des Mexicains, et l’éducation technique des masses est aussi nulle que leur éducation scolaire.

Ces faits mesurent l’indifférence politique du peuple. S’il se réveille, c’est pour suivre un homme : l’essence de la politique mexicaine, c’est toujours le caciquat.

D’où l’autorité personnelle et indiscutée du Président, des leaders syndicaux, des magnats de la finance et de la presse, des potentats nationaux et locaux; sans scrupules, immensément riches, protégés par leur police et leurs bandes armées, omnipotents, ils représentent la seule réalité politique véritable. Le peuple sait ce qu’ils valent, mais les accepte.

Bien plus : il les admire. L’un des bénéficiaires les plus illustres de cette admiration fut Maximino Avila Camacho, frère du Président Manuel Avila Camacho. Gangster notoire, entouré de pistoleros, chargé de crimes, il exploita sauvagement la position de son frère. Il eut tout l’argent possible dans ses poches, toutes les femmes d’autrui dans son lit, et l’impunité. Eh bien ! Maximine, Avila Camacho était extrêmement populaire… Il « avait l’oeil » et savait faire de l’argent. 11 était macho (viril). Au fond, le peuple mexicain pense encore que celui qui commande au pays en est le propriétaire.

Devant ces masses malléables, on plutôt manoeuvrables, on peut affirmer que si le personnel politique issu de la Révolution laissait les élections se faire librement, le peuple suivrait le clergé associé à la réaction, et ce serait un candidat de droite qui passerait. Le fait s’est déjà produit: ce n’est un secret pour personne qu’en 1940, le successeur de Cardenas aurait dû être, selon le scrutin que Cardenas avait voulu plus ou moins libre, non pas le général Avila Camacho, mais le général Almazan, représentant avoué de la réaction; il fut illégalement éliminé.

Du moins le régime actuel conserve-t-il en gros la législation révolutionnaire, qui demeure ainsi susceptible d’être réactivée, en d’autres conditions et entre d’autres mains. Mais quel profit le peuple mexicain en tire-t-il actuellement ? Quelque chose de la phraséologie socialisante du régime est-il passé dans les faits ?

La structure économique et sociale [3].

La Révolution, et les gouvernements qui en sont sortis, en particulier celui de Cardenas, ont eu pour programme de donner la terre aux paysans en liquidant la propriété féodale, d’industrialiser le pays tout en définissant les droits du travailleur, et, sur les deux plans, d’éliminer du Mexique les investissements étrangers dans la mesure où les profits, notamment ceux du sous-sol, étaient drainés hors du pays. En fait, malgré l’effort sérieux de Cardenas, le processus ne s’est pas fait au profit du peuple, ni du pays. Il a substitué à l’exploitation féodale une exploitation capitaliste aussi peu scrupuleuse, à base de capital étranger, qui ne se sent pas plus liée que la féodalité coloniale à l’avenir économique du Mexique et ne cherche à résoudre aucun des problèmes nationaux.

Le Mexique est un pays agricole. La Révolution mexicaine est un des rares exemples d’une révolution qui se soit faite dans les campagnes, laissant les villes au repos. 65 % au moins de la population est rurale, et il n’y a que trois villes qui dépassent 300.000 habitants. En abolissant la propriété féodale, la loi prévoyait deux types d’exploitation: les ejidos, ou communautés paysannes, et, d’une façon transitoire, la petite propriété, 100 hectares au plus, susceptible d’être saisie et mise à la disposition de tout nouvel ejido venant à se constituer. La distribution des terres constituées en ejidos relève du gouvernement. Il lui appartenait également, pour que les ejidos fussent viables, de développer une politique du crédit agricole pour l’outillage et l’irrigation, et d’appliquer un programme d’instruction paysanne en vue de la modernisation des méthodes de culture.

L’histoire de l’agriculture mexicaine depuis la révolution est l’histoire du développement de la grande exploitation mécanique intensive sous le masque de la petite propriété.

De toutes les terres susceptibles, en principe, d’être mises en culture, environ 3o % seulement furent distribuées aux paysans constitués en ejidos. De ces terres distribuées, 3,4 % à peine étaient irriguées, et 39 % incultivables: montagnes, déserts. Il en fut de même pour les crédits agricoles, indispensables à ces paysans qui n’ont que leurs ongles pour cultiver la terre: quand les crédits ne se volatilisaient pas, ils étaient accordés précisément à ceux qui en avaient le moins besoin, les soi-disant “petits propriétaires”, déjà pourvus de terres irriguées, et qui se confondaient souvent avec les politiciens eux-mêmes et leurs amis. Quant aux méthodes de culture des paysans, elles sont restées primitives, si bien que, leur exploitation déficitaire les acculant à la famine, ils cèdent leurs terres à de “petits propriétaires”. Le processus est illégal, et l’ejido peut à tout instant reprendre son bien. Le régime de la terre dans son ensemble est d’ailleurs actuellement au Mexique un tissu d’illégalités; si elles étaient proprement combattues et poursuivies, la «petite propriété» serait menacée.

C’est pour parer à cet inconvénient que le Président Aleman a pris, en 1946, deux mesures législatives capitales; il a: 1° garanti la petite propriété contre toute expropriation, chose qui, soit dit en passant, a eu pour effet de faire instantanément monter le prix de la terre et de permettre aux gens bien informés de réaliser des opérations excellentes; 2° étendu le bénéfice de la loi de amparo aux litiges agricoles.

La ley de amparo, ou «loi de défense», donne le droit à quiconque est poursuivi de faire suspendre toute procédure, fût-ce en matière criminelle, en se pourvoyant (parfois sur simple coup de téléphone) devant la Cour suprême — moyennant, bien entendu, le dépôt d’une caution. Comme le cas met plusieurs années à être appelé par la Cour suprême, cela permet à bon nombre d’assassins de se promener en liberté et aux escrocs de faire fortune.

En matière agricole, l’amparo a consacré l’écrasement par la «petite propriété», soutenue par le crédit et les machines, du paysan ejidal abandonné à ses méthodes de culture primitives. En effet lorsqu’un petit propriétaire s’est rendu maître de parcelles ejidales on susceptibles d’être mises en ejido, ou s’il exploite plus que la superficie légale, ou s’il est poursuivi pour toute autre raison relative à l’accaparement des terres et à 1’expulsion des paysans, il fait jouer l’amparo; cela lui laisse cinq ou six ans pour tirer du sol plusieurs fois le capital investi, et surtout le temps de faire intervenir ses amis politiques, d’arranger l’affaire et peut-être d’attendre une nouvelle modification des lois en vigueur, encore plus favorable à ses points de vue.

Ainsi, sous le couvert de la petite propriété, se sont constituées de grandes exploitations, cultivées intensivement, chaque membre d’une famille ou d’un groupe d’amis n’ayant à son nom que 100 hectares (ou 200, suivant les régions) de terres propres à la culture. Ces grandes exploitations ont laissé aux ejidos les cultures pauvres, principalement le maïs, et ont accaparé les cultures riches: coton, café, canne à sucre, tabac, primeurs, agrumes. De plus, non contents de monopoliser les meilleures terres, elles ont réussi à se réserver le bénifice des crédits agricoles et des travaux publics, qui en accroissent sans arrêt la valeur.

C’est pourquoi l’on observe, surtout depuis 1940, une renaissance des grands domaines, divisés entre plusieurs prète-noms, cultivés d’une façon moderne, et un recul des ejidos. Déjà en 1940, la population rurale se répartissait de la façon suivante: petits propriétaires : 4,25 % ; paysans ejidaux : 26,42 % ; ouvriers agricoles : 63,87 %. Les grands propriétaires fonciers, groupés dans l’ « Association Nationale de la Petite Propriété Rurale », étroitement liée aux dirigeants politiques, font maintenant la loi; depuis 1946 surtout, ils précipitent le mouvement de prolétarisation, d’apauvrissement des masses rurales.

Cette misère est telle que, chaque année, au moment de la récolte du coton dans le sud des U.S.A., des milliers de travailleurs agricoles mexicains franchissent le Rio Grande (on les appelle aux U.S.A. les « épaules mouillées ») pour aller gagner pendant quelques semaines les cinq ou six dollars par jour qui représentent pour eux la fortune. Ce sont de véritables exodes, des colonnes interminables de va-nus-pieds, décidés à tout risquer pour passer la frontière. Le gouvernement se borne alors à organiser des campagnes de presse contre les Etats-Unis, leur reprochant… d’exploiter le travailleur mexicain.

Le mouvement de concentration de la propriété entre un très petit nombre de mains est plus évident encore dans l’industrie, le commerce et les mines. On évalue, en 1950, la classe possédante à 1,05 % de l’ensemble de la population, alors qu’elle en représentait le 1,44 % eu 1895. Ces 1,05 % représentent, en majeure partie, du capital étranger. En 1935, on estimait que 33 % des ressources nationales appartenaient à des étrangers : la nationalisation des pétroles fut une mesure bénéfique pour le pays, mais les pétroles ne représentent qu’une petite partie des ressources minières du Mexique, alors que les mines d’argent, qui fournissent un tiers de la production mondiale, supportent 96 % de capital étranger.

En 1940, le Mexique devint un pays refuge pour les capitaux. Vu l’absence de contrôle des changes et la perfection du système des hommes de paille, il est à peu près impossible d’évaluer le volume du capital étranger investi au Mexique: cependant on peut estimer que beaucoup plus de la moitié des profits issus de l’exploitation des ressources nationales est distribuée hors des frontières, et que se perpétue ainsi cet «absentéisme», qui fut la plaie du Mexique colonial et post-colonial.

Ainsi par exemple, dans le commerce, 5 % des établissements sont étrangers, mais ces 5 % représentent en valeur 95 % du tout. Concentration et propriété étrangère se confondent. Les capitalistes mexicains tirent leur profit de la présence et de l’hébergement du capital étranger: banque, assurances, commissionnaires, spéculation sur les terrains, bâtiment, complicités politiques, protections. Ils répugnent aux affaires comportant des difficultés techniques et des risques. Aussi estime-t-on en général que la majorité du capital est étranger dans les secteurs suivants: mines (américain), métallurgie (espagnol), textiles (français et espagnol), grands magasins (français), grands magasins d’alimentation (américain), alimentation au détail (espagnol), industries mécaniques de montage (américain), téléphones (suédois), électricité (belge), coton et sucre (américain).

L’économie mexicaine offre donc toutes les caractéristiques d’une économie coloniale : source de matières premières et de produits agricoles riches (café, coton, sucre, tabac) mais devant importer des céréales pour suffire à ses besoins alimentaires dans une faible mesure, le pays est un marché pour les produits manufacturés.

Les profits sont arrachés à une main-d’oeuvre extraordinairement mal payée. Le revenu moyen était, en 1949, de 2,85 pesos (1 Peso = 40 francs environ), soit à peu près 3.300 francs par mois. Depuis, la vie a augmenté de plus de 50 %, d’après les indices fournis par le Ministère de l’Economie et publiés chaque semaine par la revue Tiempo. Or actuellement, selon des estimations effectuées peu avant mon départ du Mexique, en octobre 1951, le salaire moyen dans tout le pays est de 5 pesos par jour, soit 6.ooo francs par mois (Excelsior, 25 octobre 195l.) Le pouvoir d’achat du salaire moyen aurait donc baissé de presque un Peso depuis 1949. Dans les grands centres, la vie était, au moment de mon départ, aussi chère qu’à Paris. En 1930, le salaire des employés fédéraux était, en moyenne, du 100 pesos par mois.

Il est actuellement de 300 Pesos (12,000 francs). Mais, de 1930 à 1950, la vie est passée de l’indice 100 à l’indice 589,72. Ces salaires ont donc perdu 50 % de leur pouvoir d’achat, et la baisse du salaire réel est générale et constante, au cours de cette période d’intense activité économique, accrue encore par la guerre.

D’après le recensement de 1940, 43,96 % de la population vivait dans des cabanes, huttes ou baraquements ; 13 millions de Mexicains, sur 20, dormaient sur le sol; 6 allaient pieds nus, 4 en savates. Il est peu probable que cette misère se soit résorbée depuis dix ans, puisque la population a augmenté du 5 millions, et que la misère n’a fait que grandir dans les campagnes, avec la baisse du salaire réel moyen.

La composition du prolétariat urbain, toujours en 1940, indique que 30 % de celui-ci échappe à toute définition: le tiers de ce pourcentage se retrouve néanmoins en vendeurs ambulants, détenteurs de puestos pour la vente des limonades, cigarettes, etc. Le reste, soit 20 % (400.000 personnes à Mexico) constitue un vaste «lumpen-proletariat», que la misère des campagnes accroît chaque jour.

Ainsi, dans la mesure où il y a eu modernisation au Mexique, dans les grandes exploitations agricoles, dans les grands centres, par la construction de voies de communication, cette modernisation a laissé complètement de côté la majorité de la population, qui continue à végéter dans un état arriéré au point de vue économique, technique, social, sanitaire et intellectuel.

Or le problème de la misère au Mexique ne semble pas insoluble. Le pays est difficile à mettre en valeur, mais non pauvre. Le problème ne se compare pas du tout, par exemple, à celui de certains peuples asiatiques: il est susceptible d’être résolu dans le cadre même du capitalisme. Vingt-cinq millions d’habitants, sur un territoire grand quatre fois comme la France, dont un quart est cultivable, riche en mines, bien placé pour la navigation, le commerce et le tourisme, ne devraient pas mourir de faim.

Mais les politiciens mexicains sont les premiers profiteurs de cet état de choses.

La meilleure affaire du Mexique.

Les exemples innombrables et notoires des exactions fabuleuses auxquelles se livrent les politiciens ; les immenses maisons, entourées de hauts murs bien gardés, qu’ils se font construire dans tous les endroits agréables du pays, — et non seulement eux, mais leurs frères, beaux-frères, fils, cousins, — tout cela ne laisse place à aucun doute: la politique est la meilleure affaire du Mexique.

Le vol s’exerce du bas en haut de l’échelle. Il prend trois formes (outre le prélèvement direct dans la caisse) : la mordida, la chamba, les «affaires».

La mordida ou « morsure » correspond au bakchich oriental, mais elle est plus développée que lui, au dire d’observateurs ayant connu les deux systèmes. Tout le monde « mord », depuis l’agent de la circulation, l’employé des téléphones, le douanier, jusqu’au haut fonctionnaire, pour accorder une licence d’importation, une prolongation de séjour à un étranger, parfois même jusqu’au professeur pour recevoir un candidat à un examen. Les cas d’infraction semblent être prévus moins pour assurer l’ordre public que pour donner lien aux mordidas.

La chamba, ou « combine », est, dans la sphère administrative ou politique, une situation comportant un afflux régulier de mordidas. Un importateur me disait que, traditionnellement, il paye les fonctionnaires du Ministère de l’Economie deux fois par an : au jour de l’an et au moment des vacances. Moyennant quoi ils favorisent ses demandes de licence et l’avertissent quand un concurrent en a déposé une. Les chambas les plus rémunératrices sont celles qui touchent aux douanes et au fisc. Tout le monde sait au Mexique que la fraude fiscale est universelle. Si une entreprise doit payer 200.000 Pesos, elle n’en paye que 50.000, en donne 50,000 autres à l’inspecteur du fisc, et fait ainsi l’économie de l000.000 pesos. Dans tous les secteurs de la vie nationale, — hygiène, travail, spectacles, etc., — les « inspecteurs » font de même, et la chamba d’inspecteur est une des plus demandées.

Mais tout cela n’est encore que du travail artisanal. Les politicos proprement dits opèrent à une autre échelle. Ils pratiquent, certes, la prise directe dans les fonds publics, au moyen de dépenses fictives ou de recettes escamotées. On cite, par exemple, le cas d’un homme intègre qui, devenant gouverneur de l’État ,le Véra-Cruz il y a quelques années, fit monter le budget de cet État, du jour au lendemain, sans augmenter un seul impôt, de 10 à 40 millions environ, ce qui semble indiquer que la différence était jusqu’alors volée.

La plupart des politiciens importants sont liés à des hommes d’affaires qui sont leurs hommes de paille, ou, si l’on préfère, dont ils sont les hommes de paille. Comme c’est l’exécutif qui décide des dépenses, le budget n’étant approuvé que pour la forme, on sait d’avance ce que l’on peut faire. Imaginez, par exemple, une région sèche. L’État décide de dépenser 500 millions de pesos pour l’irriguer, et il est seul à le savoir. Longtemps auparavant, les gens d’affaires des politicos ont commencé à acheter le terrain, qui vaut, mettons, un demi-peso le mètre. Quand les travaux sont terminés, il en vaut cent. La chose est absolument classique et archi-connue. On voit maintenant où sont les «petits propriétaires» dont nous parlions plus haut, et qui ils sont.

Dans un autre ordre d’idées, d’immenses profits furent réalisés lorsqu’en 1948 le peso fut dévalué de moitié, du jour au lendemain.

Imaginez maintenant que vous deveniez un jour gouverneur d’un Etat au Mexique; vous pouvez à la rigueur faire la chose suivante, bien qu’on en ait abusé: vous prenez cinq millions dans la caisse de l’Etat; avec cet argent, vous construisez, vous M. X…, une magnifique résidence; vous vous la vendez, à vous gouverneur de l’Etat, pour servir de résidence officielle à tous les gouverneurs; à votre sortie de charge, le parlement local, reconnaissant du travail que vous avez accompli dans l’exercice de vos fonctions, vous fait cadeau de la maison.

Après ses propres affaires, il y a les affaires des autres. Vous pouvez faire toutes les affaires que vous voulez au Mexique, à condition de vous « mettre d’accord » auparavant avec le gouverneur de l’Etat ou une personnalité fédérale importante, dit-on. A condition d’ « intéresser » les politicos, le Mexique est le paradis des hommes d’affaires, et ils s’en déclarent tous fort satisfaits, en dépit de cette fameuse législation syndicale et de quantité d’autres règlements, paraît-il assez stricts.

En deux on trois générations, les politicos et ex-politicos en sont ainsi venus à contrôler personnellement les principaux secteurs de l’économie nationale. Ils possèdent les meilleures terres dans chaque province, des parts dans les entreprises les plus solides, des terrains et des immeubles dans les régions urbaines en plein développement. Venue à ce point, la corruption ne se borne pas à gêner l’évolution d’un pays, elle devient un facteur de première importance qui modifie cette évolution même.

«Como Mexico, no hay dos».

«Comme le Mexique, il n’y en a pas deux», disent volontiers les Mexicains, sans aucune intention d’ironiser à leurs propres dépens.

Tant d’injustices, de contradictions, d’absurdités et d’incohérences font de la vie quotidienne au Mexique une redoutable épreuve. Chacun exploite de son mieux une réalité dont il ne se sent pas solidaire: ce résultat normal d’un capitalisme qui perpétue l’esprit de la colonisation a forgé les certains traits du caractère mexicain actuel: indifférence maussade, irresponsabilité, dégoût de la précision, susceptibilité et inertie.

La richesse agressive se superpose a la misère passivement supportée. Dans les rues de Mexico, une voiture sur dix est une Cadillac, une Oldsmobile, une Buick, derniers modèles, c’est-à-dire des voitures valant, au Mexique, environ 3 millions de francs. Les transports publics sont inexistants: de vagues camions carrossés, sans suspension, rares, crasseux, servent d’autobus. On passe sans transition des larges avenues cimentées, avec leurs somptueuses villas, dont les loyers s’étagent entre 40 et 200.000 francs par mois, aux taudis, aux rues défoncées, où l’état lamentable des égouts provoque, à chaque saison des pluies, de catastrophiques inondations.

L’incompétence, le mépris de la personne d’autrui, l’inexactitude, le manque de parole, les renseignements faux, les explications vagues font le sond de la vie. Autobus et voitures donnent rarement un coup de frein pour éviter une collision ou un écrasement. « Servez-vous de vos freins au lieu de vous servir de votre klaxon », recommande la Direction du «Transit». Le vol est une nécessité pour toute une masse qui en vit; il devient, à force, une manie chez ceux mêmes qui n’en ont pas besoin: votre portefeuille disparaît avec la plus grande facilité dans les réceptions officielles, les mariages, les premières communions, les inaugurations. Tuer quelqu’un est une réaction naturelle. On assassine un homme parce qu’il vous a «donné un coup de poing», parce qu’il «n’a pas rendu la monnaie assez vite»[4], ou simplement parce qu’il vous « regarde d’une façon bizarre». Un boulanger descend à coups de revolver un gosse qui venait de lui chiper un petit pain et s’enfuyait dans la rue[5].

0n ne peut guère, à Mexico, sortir à pied : vol à main armée, déshabillage, coups de couteau vous guettent. Dans la campagne, avoir une panne, c’est risquer la mort: les paysans vous attaquent, et les voitures ne s’arrêtent presque jamais pour vous aider, craignant un piège. L’alcoolisme sévit terriblement (pulque [6] dans les campagnes, bière partout, deux alcools forts : tequila et mezcal, qui sont très bon marché), et, par une réaction curieuse, l’ivresse mexicaine s’épanche naturellement dans le meurtre. Même dans les milieux «bien élevés», d’élégantes «parties» dans les cabarets chics se mettent brusquement à tirer des coups de revolver dans tous les sens. On évite, autant que possible, d’avoir recours à la police: bien au contraire, quand on rencontre un policier seul, le soir, on a peur, parce qu’il est armé, et assuré de l’impunité. Quand vous êtes victime d’un vol, la police commence par vous demander de l’argent pour s’occuper de vous; puis, après avoir pris toutes les indications, si elle retrouve les objets volés, elle en partage le plus souvent le produit avec les voleurs. J’ai déjà dit que la ley de amparo mettait les assassins mêmes à l’abri du châtiment : le lendemain de leur arrestation, ils sortent de prison. Alors, à quoi bon? Malgré les progrès accomplis depuis dix ans, on peut dire cependant qu’au Mexique aujourd’hui il n’y a pas de sécurité personnelle.

Les services publics fonctionnent peu, ou pas du tout, ou au détriment de l’usager. Les chemins de fer totalisent un record mondial d’accidents et de retards. Les dirigeants de la Sécurité sociale reçoivent de l’argent des laboratoires Pharmaceutiques pour mettre leurs produits sur la liste des médicaments distribués.

On dit aussi que dans les tubes qu’elle remet aux assurés, il y a plus souvent de l’amidon que des vitamines ou de la pénicilline.

Bien mieux: il existe à Mexico deux services sanitaires de secours: la Croix Rouge et la Croix Verte. Leur réputation est telle que l’on voit des blessés se traîner, sanglants, se relever, en suppliant qu’on n’appelle pas l’ambulance, de peur de se voir amputer inutilement, ou tout simplement de se voir laisser sans soin pendant que les employés de l’une des deux Croix sont occupés à se partager le contenu de son portefeuille, ses bagues, ses dents en or. Et lorsque quelqu’un est tué sur le coup, le policier qui a vu l’accident est prêt à certifier, pour une somme variable selon la richesse du chauffard, que la victime s’est suicidée en se jetant sous les roues: tout s’arrange à la section Croix Rouge ou Verte, où la somme est partagée entre le policier, le médecin de service et le chef de la section. Ce petit négoce marche, paraît-il, jour et nuit.

Comme l’argent est facile, quand on en a, et les efforts inutiles quand on n’en a pas, l’économie privée est en déséquilibre constant. Tout se vend, de plus, à tempérament, avec un intérêt de 12 %. Aussi les Mexicains passent-ils leur temps à vendre à perte quelque chose pour finir de payer autre chose. L’économie du pelado, le «pauvre bougre», est la plus absurde: sur 50 pesos qu’il gagnera par semaine pour nourrir sa famille, il en dépensera 20 à aller aux courses de taureaux et au cinéma. Sans argent le mercredi, il s’endette constamment auprès de son patron. Seule connaît la sécurité une minorité de capitalistes et de politicos, qui ne fréquentent que certains endroits et s’absorbent dans une vie sociale de type colonial qui est le comble du provincialisme et de l’ennui. Ils vivent pour posséder une villa, une Cadillac, boire du whisky écossais à 80 pesos la bouteille. Après quoi leur ambition est d’avoir deux villas, deux Cadillac et de boire du whisky à 120 pesos.

Le plus étrange, cependant, c’est que l’absence totale de civisme qui règne au Mexique se double du nationalisme le plus fanatique. Tout ce qui n’est pas l’éloge sans réserve du Mexique est une insulte. L’appréciation impartiale, ou même le simple énoncé d’un fait sont immédiatement interprétés comme une attaque, que l’on ne pardonne pas. Qu’il s’agisse d’industrie, de théâtre, d’instruction publique, de cuisine, de tauromachie, ou de sport, les Mexicains se répètent tous les jours, au mépris des plus évidentes réalités, qu’ils sont les plus forts du monde.

Que l’on ne s’y méprenne pas: il ne s’agit pas d’un nationalisme constructif, nécessaire, sans doute, à un pays jeune, et qui a connu l’état colonial. Il s’agit d’une véritable obsession collective, et d’un terrorisme de l’opinion publique, qui neutralise toute indépendance d’esprit, aussi bien à propos des grands problèmes matériels et spirituels du pays que dans le détail de la réalité quotidienne. Ainsi, par exemple, au Mexique, il n’y a pas d’arbres: il n’y a que des arbres-mexicains. C’est en fonction de cette qualité que votre opinion doit s’exprimer. Que ces arbres soient beaux, laids, verts, secs, ce ne sont là que des qualificatifs secondaires. Ou plutôt, si vous dites qu’un arbre est beau, cette beauté sera portée au crédit du Mexique, non de l’arbre.

Rien n’existe que par sa relation avec le Mexique. Si vous parlez d’un écrivain chinois, on vous en voudra de ne pas avoir parlé du Mexique. Que vous soyez poète, coureur cycliste on chef d’orchestre, c’est, avant tout, à l’intensité de votre éloge du Mexique qu’on vous jugera. Matisse ayant récemment déclaré qu’il ne connaissait pas la peinture mexicaine, l’émotion, là-bas, fut considérable: Matisse a certains mérites, mais ils sont automatiquement dévalorisés par son ignorance de la peinture mexicaine.

Il fut un temps, paraît-il, où tout ce qui venait de l’étranger était automatiquement jugé supérieur à ce qui se faisait sur place. Il est normal que les Mexicains aient voulu dépasser ce stade et affirmer leur conscience nationale. Mais au lieu de changer la réalité pour pouvoir soutenir la comparaison avec ce qu’ils enviaient jusqu’alors, ils ont décidé que le Mexique était égal ou supérieur, sous n’importe quel aspect, à n’importe quel pays étranger. Tout démenti infligé par les faits, ou par une opinion naïvement exprimée, à la supériorité mexicaine, déchaîne des explosions de fureur qui peuvent aller très loin, même lorsque ce démenti n’a rien de déshonorant. Les équipes de foot-ball étrangères ne peuvent pas être populaires si elles gagnent toujours. Si un coureur étranger l’emporte trop souvent, on le disqualifiera (ce fut le cas de Trévoux, arrivé premier au circuit de Chapultepec en juillet 1951). Personne n’est exempt de cette paranoïa, et si l’on s’attend à quelque impartialité de la part d’intellectuels que l’on avait crus assez intelligents et cultivés pour cela, on s’expose à de rapides désillusions.

J’affirme qu’il est absolument impossible, au Mexique, d’exprimer une opinion normale, tant en public qu’en privé sur tel ou tel aspect de la réalité que l’on a sous les yeux, sans qu’immédiatement l’hystérie patriotique se mette en branle et que l’on soit accusé, sans nuances, d’«insulter le Mexique». C’est ce qui est arrivé, par exemple, à Paul Rivet. De passage à Mexico en septembre 1951, il déclara, à tort ou à raison, qu’à son avis les restes de Cuauhtemoc, découverts récemment, n’étaient pas authentiques, opinion conforme, d’ailleurs, à celle de plusieurs anthropologues mexicains. Les insultes plurent. On alla jusqu’à traiter Rivet de savant malinchista[7]. (La malinche était une Indienne qui devint la maîtresse de Cortès, au moment de la conquête espagnole. D’où l’adjectif «malinchista», qui s’applique à toute collaboration avec l’ennemi.)

Si le capital étranger règne au Mexique, si la sortie des profits, entièrement libre, saigne les ressources du pays, en revanche le travailleur étranger, même si ses capacités techniques n’ont pas d’équivalent sur place, est victime de l’ostracisme général.

Dans ce pays où l’Université fournit, hélas! beaucoup plus de licenciados que d’ingénieurs [8], il est interdit d’employer plus de 2% de techniciens étrangers dans les entreprises. La présence de compétences non mexicaines est humiliante pour le pays.

Mais, dans la pratique, la loi est tournée. De même les produits mexicains sont sacrés inégalables, mais les Mexicains, quand ils le peuvent, achètent toujours des produits importés. Le Mexique a, dit-on, tous les techniciens qu’il lui faut; mais dans la plupart des affaires, quand vous arrivez aux postes-clefs, vous trouvez des étrangers. Ce n’est pas que le Mexicain ne puisse pas devenir bon technicien et bon administrateur. Par un côté de son caractère il est vif et assimile vite: mais il ne se présente pas le lundi matin. Aussi assiste-t-on à ce phénomène curieux que, dans ce pays ultra-nationaliste, lorsqu’on vous recommande quelqu’un pour un emploi, la première qualité qu’on vous vante, c’est sa nationalité étrangère.

Ce nationalisme négatif est l’une des grandes plaies du Mexique. Loin de favoriser aucune impulsion vers le progrès, il dispense de tout effort sérieux et freine le développement normal du pays. En stérilisant l’esprit critique, en faisant régner en permanence le bourrage de crâne spontané, en substituant l’exaltation vide d’un Mexique abstrait à la constatation des réalités les plus évidentes et aux mesures à prendre pour y remédier, il crée un terrain de choix pour les abus des classes capitalistes et des politiciens, efface toute conscience sociale, paralyse les revendications des travailleurs (qui impliqueraient nécessairement une critique du Mexique) et retarde cet apprentissage politique, technique, administratif et moral dont le pays a tant besoin.

Attitude des intellectuels.

Les intellectuels mexicains, malheureusement, loin de à chercher à combattre ce fanatisme, le renforcent jusque dans ses aspects les plus nuisibles, rebattant les oreilles du public de la «grandeur» mexicaine, ce qui leur permet à la fois de se ménager les chambas officielles, et de se conférer à eux-mêmes cette «classe internationale» dont visiblement le désir les empêche de dormir.

En septembre 1951, le gouvernement mexicain a invité, avec un faste que des gouvernements plus puissants auraient pu lui envier, un nombre impressionnant d’universitaires étrangers à venir, à ses frais, participer aux cérémonies du quatrième centenaire de l’Université de Mexico, fondée en 1551 par ordre du roi d’Espagne. «Les intellectuels du monde entier viennent rendre hommage à l’Université de Mexico» proclamèrent les journaux. «Quand le bison parcourait encore les plaines du Missouri, au Mexique se fondait l’Université.» [9] «Il y a quatre cents ans, dans ces vastes terres d’Amérique, s’allumait pour la première fois le flambeau de la culture», déclara le Recteur dans son discours.

Qu’est-ce donc que la culture mexicaine? Est-elle d’origine espagnole? Cela semble ressortir des déclarations précédentes, puisque le flambeau se serait allumé à la suite d’une initiative espagnole. On se réfère bien parfois à l’Espagne comme à la «mère-patrie», mais, en général, les Mexicains n’admettent pas que leur culture soit une branche de la culture espagnole. Est-ce un rameau de la culture européenne en général? Impossible. L’Europe, c’est la décadence. Ni la littérature, ni le théâtre, ni le cinéma ni la philosophie de l’Europe ne peuvent satisfaire les exigences des intellectuels mexicains. Ne parlons pas de la peinture, complètement dégénérée depuis l’impressionnisme. — Les Etats-Unis alors ? Moins encore. Les U.S.A., c’est l’obscurantisme, le règne de la matière, de la force brute, du «bison». — Alors quoi ? Eh bien! la culture mexicaine, c’est la «mexicanité». Dans d’autres civilisations, le concept de culture se dégageait d’un certain nombre d’oeuvres déjà réalisées. En l’absence de toute réalisation vraiment convaincante, la «mexicanité» reste un concept négatif, et, comme bien des concepts mexicains, un concept de refus. Il y a sans doute la culture pré-hispanique: mais malgré l’énergie avec laquelle on la revendique, aucun courant moderne ne s’est encore manifesté qui ait réussi à lui donner une valeur actuelle. Cette culture, disparue il y a quatre siècles à peine, est infiniment plus loin de nous que le moyen âge européen et même que la civilisation égyptienne. Diego Rivera a su, picturalement, en extraire le pittoresque, mais, contrairement à ce qu’il prétend, son art laisse le peuple indifférent. Et lorsqu’on demande à un intellectuel mexicain de quelle façon il compte tirer parti de l’esprit aztèque dans un sens constructif, la réponse manque de consistance.

En fait, la situation est très claire. La culture mexicaine existante, ou possible, est un mélange de deux influences : celle de l’Europe, par la langue et la religion; celle des Etats-Unis par contact et pour des raisons utilitaires. Cette dernière influence, que cela plaise ou non, est de loin la plus forte et le deviendra chaque jour davantage. il s’agit donc de faire en sorte qu’elle joue pour le pays et non pas contre.

La mission des intellectuels mexicains serait ici de prendre et de faire prendre conscience de ces influences, de les assimiler activement, et ainsi de créer la base d’une véritable originalité mexicaine, au lieu de les subir passivement et sans profit, en se targuant d’y échapper. C’est de sens critique, d’esprit de réforme méthodique que le Mexique doit user pour parvenir, dans le cadre des problèmes qui se posent réellement à lui, et non dans le cadre imaginaire de ses slogans stérilisants, à l’indépendance qui peut devenir la sienne. Rien, dans les lettres mexicaines, rien, dans un enseignement supérieur qui reste d’une faiblesse incroyable, ne tente cette prise de conscience.

L’une des caractéristiques de la presse mexicaine, et l’un des signes révélateurs de l’esprit mexicain, est que la majorité des critiques d’art, de théâtre, de cinéma ou de littérature ne possèdent ni la compétence ni l’indépendance d’esprit nécessaires pour faire le travail d’examen sévère qui s’imposerait. Seuls quelques Espagnols pourraient s’en acquitter, mais ne peuvent s’y risquer. Il serait en effet impossible à un critique étranger de juger avec sévérité, d’une façon régulière, des oeuvres mexicaines, sans perdre sa place à son journal. Aussi suffit-il qu’un peintre peigne une toile, qu’un écrivain trace dix lignes, pour que toute la «critique» en parle comme s’il s’agissait du dernier opéra de Strawinsky.

A défaut d’une littérature, le Mexique a du moins su attirer l’attention de l’étranger par son cinéma: Fernandez et Figueroa, dans la voie qu’avaient ouverte Eisenstein, Paul Strand, avec Redes («Les Révoltés d’Alvarado»), Herbert Kleim et Hackenschmidt avec Forgotten Village, ont su utiliser, dans trois ou quatre films intéressants, la plastique du paysage et du costume mexicains. Mais il ne faut pas oublier d’abord que leur art léché n’exprime pas la réalité du Mexique actuel, et ensuite que le cinéma mexicain produit chaque année autant de films de long métrage que le cinéma français (104 en 1950), dispose de studios modernes et splendides, de capitaux immenses; dans ces conditions, le pourcentage des bons films est faible. Le film mexicain typique est toujours un sombre mélo, horriblement mal mis en scène, et mal joué, où une femme, hésitant entre son mari et son amant, découvre que celui-ci est son fils d’un premier lit, et, s’apercevant qu’elle est enceinte, revient, sous la conduite du prêtre, au chevet de son mari, soudainement atteint de la lèpre. Le tout, à la gloire «de la mère et de la femme mexicaine». Le seul film qui ait tenté d’approcher la réalité mexicaine actuelle est Los 01vidados, de Luis Buñuel. Buñuel, étranger par la naissance, mais naturalisé, fut accusé par la plupart des journaux d’avoir «insulté le Mexique»; bien que défendu courageusement par certains intellectuels, le film tomba au bout de trois jours. Revenu ensuite de Cannes avec le prix de la mise en scène, il fut entouré d’éloges et primé au Mexique même. Réaction étrange, car si ce flot déshonorait le Mexique, n’était-il pas encore plus fâcheux de le voir acclamé par l’étranger?

La seule forme d’art qui ait tenté avec continuité d’exprimer la réalité sociale du pays est la peinture. Malheureusement, comme tous les intellectuels mexicains, les peintres se sont isolés des contacts étrangers, de peur d’avoir à remettre en question leur art, qui reste bien inférieur à la valeur de leur message social. D’autre part, ce message social lui-même a été moins compris que le triomphe de ces peintres n’a servi à exalter un nationalisme réactionnaire. Malgré leurs idées révolutionnaires et anticléricales, ils sont étroitement liés au monde officiel, et s’abandonnent sans réserve à un succès facile, auprès d’un public restreint, mais remuant, dont les préoccupations idéologiques ne sont guère plus rigoureuses que les exigences artistiques. Ne lisait-on pas récemment, sous la plume d’un écrivain communiste, Fernando Gamboa, au sujet du peintre communiste Siqueiros, cette déclaration ahurissante: «Avec la conscience d’avoir su interpréter le programme du gouvernement du Président Miguel Aleman, qui se propose de stimuler… la peinture murale, l’Institut National des Beaux-Arts a chargé le peintre David Alfaro Siqueiros de peindre ces grandes fresques qu’aujourd’hui il remet au public, en tribut à Cuauhtemoc, comme un monument au héros dans les supplices et dans son apothéose. Cette grande oeuvre de Siqueiros est un véritable hommage au glorieux héros qui, voilà quatre cent vingt-huit ans, supportait stoïquement la douleur du martyre en pensant à l’avenir du Mexique [10].» Au point de vue purement pictural, l’assurance avec laquelle les peintres mexicains ignorent délibérément la peinture européenne depuis l’impressionnisme et la condamnent en bloc comme «décadente» serait fondée s’ils apportaient eux-mêmes quelque chose d’aussi valable. On l’a dit souvent: un art révolutionnaire n’est pas seulement un art qui parle de la révolution, mais qui est révolutionnaire en tant qu’art. Si l’on prétend dépasser une forme d’art, ce ne peut être en négligeant les problèmes techniques et esthétiques que cette forme d’art a résolus. On ne nie pas Cézanne et Braque pour se mettre à faire de l’Horace Vernet. Les peintres mexicains ont voulu exprimer des idéaux révolutionnaires avec une technique réactionnaire. Trop confiants dans l’idée que l’accroissement des dimensions de l’oeuvre suffisait à en transformer l’essence, ils ont cru que l’adoption presque exclusive de la fresque constituait par soi-même un apport nouveau et une garantie d’originalité. Négligeant de s’informer plus avant, ils ont réinventé avec ivresse la perspective, le modelé, le clair-obscur, la composition dynamique, croyant par là réagir contre l’académisme et rénover la technique picturale. Ils ont même parfois abusé de l’ignorance du leur public, et présenté comme des inventions des imitations serviles d’oeuvres cIassiques ignorées au Mexique. La valeur idéologique et sociale de leur oeuvre s’est ressentie de tout cela. Glissant dans le pittoresque, l’anecdote historique, la rhétorique et l’allégorie, l’Ecole fresquiste a servi, en fait, un chauvinisme étroit qui tourne le dos à son inspiration révolutionnaire.

Ici encore la «mexicanité» tient trop souvent lieu de talent. Je lisais récemment dans la revue hebdomadaire Tiempo: «Olga Costa montre la vitalité acquise par les arts plastiques au Mexique en s’émancipant des influences étrangères. Son tableau rassemble la riche gamme des fruits que produit le pays (le centre, le nord et les tropiques) et atteint à une expression très mexicaine. La tendance à donner aux fruits du pays une place prépondérante, exprime le désir de se séparer du conventionalisme européen et nord-américain [11].» Cette phrase n’a rien d’exceptionnel: on en lit tous les jours l’équivalent dans tous les journaux. On voit quelle altération logique suppose cet étrange raisonnement, qui, à la discussion des qualités picturales de l’oeuvre, substitue l’argument d’autorité tiré du sujet, et de la participation de ce sujet à la transcendance mexicaine. Et, politiquement, en exaltant sans arrêt Cuauhtemoc contre Cortès, alors qu’ils taisent la dictature réactionnaire actuelle, les fresquistes sont tout aussi utiles à leur peuple qu’un Français qui exalterait Vercingétorix contre César, ou un Espagnol qui tonnerait contre Abd-er-Ramann III et ne dirait pas un mot de Franco.

La «Jeune Amérique».

Au cours de mon séjour au Mexique, je me rendis une fois à l’hippodrome de Mexico. C’était le jour de l’inauguration de la saison. Les hauts-parleurs déversaient sur nous des flots d’éloquence: « Nous nous trouvons dans cet hippodrome, — le plus beau du monde, — et dans cet admirable et jeune continent américain, etc…» Cette phrase, on l’entend répéter si souvent en Amérique qu’elle finit par devenir corrosive. 11 existe véritablement une arrogance américaine.

Les civilisations s’imitent et ne se ressemblent pas; les Mexicains n’acceptent pas d’imiter et ressemblent à ce qu’il y a de pire chez tous. Des pays coloniaux, ils ont la misère, la corruption, l’apathie, l’incompétence; de l’Europe, ils ont le cléricalisme, la sclérose bourgeoise et égoïste de leurs classes dirigeantes; des Etats-Unis, le primat de la propagande, la commercialisation de toutes les valeurs, la dictature d’une opinion publique hypnotisée.

Certes, le cas mexicain est un aspect de la réalité américaine: le but de cet article n’est pas de l’y replacer, mais de le décrire. Il est incontestable que bien des pratiques qui paraissent inconcevables en Europe, ou qui y sont sanctionnées par de violentes réactions de l’opinion publique, ne scandalisent pas au même degré en Amérique. Aux États-Unis même, la corruption politique, policière et judiciaire était courante il n’y a pas si longtemps, et le respect abstrait de la Constitution tient largement lieu de démocratie effective. Il ne faut pas oublier que les concepts politiques et sociaux européens ont été adoptés, après coup, par des nations qui ne les avaient pas élaborés historiquement. Les Américains, et surtout les Américains latins, parlent de «constitution», de «lois», de «liberté de la presse», de «commissions de contrôle», d’«élections», etc., etc.; mais, derrière ces mots, il y a quelque chose de tout à fait différent de ce que nous entendons: parfois autre chose, parfois absolument rien. Il est incontestable également que les États-Unis entretiennent dans toute l’Amérique latine, autant que possible, une situation et des usages auxquels elle n’a que trop tendance par elle-même, et un état colonial équivalent à ce qu’a été le colonialisme franco-anglais du XIXe siècle dans d’autres régions du globe. Ou pire encore dans un sens, puisque ce colonialisme moderne, en respectant l’apparence de l’indépendance politique, parvient à se faire soutenir par le nationalisme au lieu d’avoir à le comprimer [12].

De plus, ce colonialisme n’a même pas l’avantage d’apporter aux pays colonisés un minimum de structures administratives et techniques dont ils pourraient à leur tour se servir ultérieurement: du moins, en Algérie, il y a des postes, des chemins de fer et des installations portuaires qui marchent, et qui marcheront peut-être un jour an profit des musulmans. Au Mexique, l’anarchie et la corruption que contribuent à entretenir les États-Unis empêchent ces structures, indispensables à toute nation moderne, de se constituer.

C’est pourquoi il convient peut-être de réviser le mythe de l’Amérique «jeune». L’Amérique est moins jeune que l’Europe. Autant que je sache, les complexes raciaux, le conservatisme social, la propagande officielle creuse, la nullité des dirigeants corrompus et sans idéal, les oppositions dirigées, l’absence totale d’initiative individuelle et d’esprit critique, l’oppression religieuse, l’abdication d’intellectuels prébendiers, la superposition de classes dirigeantes richissimes et immorales à des masses miséreuses et sans vitalité, — et la superposition, plus frappante encore, d’un pays dominant, opulent et omnipotent à un continent amorphe et humainement arriéré, — ne sont pas les symptômes d’une civilisation jeune.

Les pays d’Amérique latine, et le Mexique en particulier, ont réussi, sinon à faire illusion, du moins à donner d’eux-mêmes un préjugé favorable. Les postes en vue que certains de leurs représentants ont obtenus dans les organismes internationaux, leur ont été ouverts, certes, parce qu’on espérait les voir soutenir sans réserve la politique des Etats-Unis, mais aussi parce qu’ils passent pour des pays jeunes, actifs, créateurs. En ce qui concerne le Mexique, rien n’est plus faux pour l’instant: les problèmes économiques, sociaux, politiques et humains qui se posent au Mexique ne paraissent nullement devoir ètre résolus dans un proche avenir.

Le seul homme d’Etat mexicain qui ait tenté de les rêsoudre a été Lazaro Cardenas. Mais il était seul. Seul par rapport à ses collaborateurs, chez lesquels il combattit en vain la négligence et la corruption. Seul par rapport à son peuple, pour lequel sa politique socialisante et laïque était trop avancée. Les nationalisations, l’essai d’application réelle de la loi agraire, l’hospitalité accordée aux réfugiés espagnols (mesure à la fois généreuse et intelligente, puisque cette immigration, recrutée surtout dans la petite bourgeoisie éclairée, amenait au Mexique quelque 30.000 ingénieurs, médecins professeurs, techniciens, parlant la langue, décidés à s’adapter), la politique scolaire, tout cela ne fut ni compris, ni bien appliqué, sauf, dans une certaine mesure, pour les pétroles. Cependant, Cardenas garde une immense popularité: instinctivement, les masses sentent que c’est le seul homme qui ait vraiment cherché à travailler pour elles. Car ce qui décourage le plus, au Mexique, c’est le facteur humain, aussi bien à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective.

Pourtant il ne faut pas oublier que le Mexîque, est un pays doué d’une incontestable personnalité. Malgré sa dégradation rapide, la Révolution mexicaine fut très supérieure, politiquement, à tous les autres mouvements analogues en Amérique latine. Malgré la petitesse de ses dirigeants, le Mexique a eu Cardenas.

Aussi, après avoir vu longuement les réalités, pouvons-nous penser aux espoirs: si un élan révolutionnaire coïncidait avec la présence d’un Cardenas, sans doute le Mexique connaîtrait-il un destin nouveau.

Mais il est vrai que le Mexique est moins seul, et que, depuis quarante ans, le système américain s’est prodigieusement resserré.

Jacques SEVERIN.

Revue de l’article :

La genial impostura, par Fabienne Bradu, juillet 1998 (en espagnol)

Notes

1. Les leaders ne sont pas seulement à la solde du gouvernement et des entreprises: ils s’enrichissent aux dépens des ouvriers. Par exemle, en novembre 1951, un leader nommé Gonzalez Medellin fut arrêté pour avoir détourné 500.000 pesos, 2o millions de francs). (Excelsior, 10 nov. 1951).

2. On lui attribue notamment la propriété de l’industrie de la bière, très importante au Mexique, où la bière est devenue la boisson alcoolisée nationale, surtout dans les villes.

3. Tous les chiffres cités dans ce paragraphe, comme ceux cités plus haut, sont des chiffres officiels. Ce sont les seuls qui existent, et ils sont sujets à caution, Il n’y a aucun ouvrage, à ma connaissance, ni aucune enquête visant à contrôler ces chiffres, à permettre des recoupements et à dresser un bilan impartial de la vie réelle du pays. La géographie même du Mexique est encore à faire.

4. Ces deux exemples sont tirés des faits divers du même jour. Excelsior du 29 septembre 1951.

5. Excelsior, 11 octobre 1951.

6. Jus de maguey fermenté.

7. Dans la Prensa du 29 septembre 1951.

8. 3.300 licenciados contre 744 ingénieurs de 1938 à 1948.

9. Tiempo, 28 septembre 1951.

10. Novedades, 23 Septembre 1951. Supplément culturel.

11. Tiempo, 12 octobre 1951.

12. Ce respect extérieur de la souveraineté des pays d’Amérique Latine est d’ailleurs relatif: en octobre 1951, la police américaine a arrêté sur le territoire mexicain, sans demander l’avis de personne, le leader communiste américain Gus Hall; bien que le droit d’asile des réfugiés politiques soit inscrit dans la constitution mexicaine et que, même sans cela, le procédé se passe de commentaires, la presse n’éleva aucune protestation.

Retranscrit par Jb.

Remerciements à Michael Neal, librairie Village Voice, 6 rue Princesse, Paris 6ème, pour la fourniture de la revue.

Revue Esprit 1952