Jean-François Revel

Les hypocrisies de l’État moralisateur

Dans L’Angélisme exterminateur d’Alain-Gérard Slama, Revel voit le «totalitarisme du Bien» jugé avec une perspicace ironie.

Article paru dans La Presse, 7 mars 1993

«Nous voilà donc atteints d’un Bien incurable», a écrit Philippe Murray (dans L’Empire du Bien, collection «Iconoclastes», Les Belles-Lettres, 1991).

Et, en effet, point de bulletin d’informations, de revue de presse, de débat télévisé qui ne tournent à l’homélie morale. Ce permanent bruit de fond d’un Bien uniformisé nous tympanise trop pour échapper au soupçon d’hypocrisie.

Tant de harangues bien-pensantes ne servent-elles pas à ennoblir l’image des prédicateurs plus qu’à corriger les maux qu’elles dénoncent, voire inventent? Mieux, les prédicateurs ne sont-ils pas en réalité des persécuteurs qui instaurent un nouvel ordre moral tout aussi tyrannique, irrespirable, ennuyeux, conventionnel et, somme toute, immoral que l’ancien?

Telle est la question que pose -et à laquelle répond «oui»- Alain-Gérard Slama, avec un essai où la perspicacité dans les idées et l’humour dans la satire soutiennent un talent qui éclate dès la trouvaille du titre: L’Angélisme exterminateur (qui sera disponible dans les librairies québécoises dans huit jours).

Le totalitarisme insinuant des pieuses dames de la paroisse, qui épiaient, jadis, derrière leurs volets clos, toutes les allées et venues de la bourgade, a été remplacé par le catéchisme de l’État prescripteur de bonne conduite et proscripteur des réprouvés du Bien officiel. Ce rôle usurpé surprend d’autant plus que l’État choisit le moment où il tombe lui-même à l’ultime degré de la corruption, dans des domaines cependant clairement délimités par la loi, pour immerger les Français dans une atmosphère de culpabilisation universelle, sur des points qui, en démocratie, devraient relever de la seule liberté individuelle.

C’est ainsi, pour citer l’un des nombreux exemples bouffons donnés par Slama, que des pouvoirs publics incapables d’arrêter à temps la transfusion mortelle de sang infecté se mêlent par ailleurs depuis peu de décréter eux-mêmes les dates auxquelles les commerçants ont le droit de procéder à leurs soldes!

Il serait «immoral» que les intéressés en décidassent eux-mêmes, comme c’était le cas depuis les trafics néolithiques…

La nation condamnée au Bien absolu

La nouvelle moralité se traduit par une réglementation de plus en plus despotique et collective, à l’heure où l’on nous endort de sermons sur la prétendue «subsidiarité». Pis: la France entière pécherait par racisme, antisémitisme, xénophobie, «exclusion», harcèlement sexuel. Voilà pourquoi le harcèlement éthique nous inonde de «comités» pompeux et coûteux, chargés de nous délivrer du Mal, au nom d’une légitimité fantoche, dans un terrain vague de la bonne conscience dont aucun législateur habilité n’a borné les contours. Nommés et pourvus au gré des faveurs du roi, leurs membres condamnent la nation à un Bien absolu, dont l’État est quant à lui, bien entendu, par leurs soins dispensé.

L’État moralisateur est en même temps inquisiteur, confiscateur et répressif; mais seulement contre les bons citoyens puisque ce sont par définition les seuls qui obtempèrent à ses injonctions bienfaitrices.

Les autres doivent être compris, ménagés, persuadés.

D’où le pullulement des «cellules d’appui», «groupes relais», «espaces» (ah! les espaces!) de coordination, de communication, de dialogue, de solidarité, de santé, de création (voulant dire: imitation), d’animation, d’insertion, de liberté (pour désigner la servilité). L’anthologie de la sornette édifiante brode ses variations sur un conformisme geignard, d’après lequel tout doit se faire sans effort et sans conflit.

À l’école, par exemple, la flemme, vieux fléau qui frappait parfois le potache d’antan, a disparu. Seule subsiste une fatalité noble et impersonnelle: «l’échec scolaire». À l’échelle nationale, l’unanimisme a remplacé le pluralisme. La douce médiocrité du consensus, c’est-à-dire du conformisme dominateur, a noyé dans son sirop le tranchant peut-être le plus acéré, le plus original de la civilisation française: le goût et l’art de la confrontation intellectuelle.

Bizarrerie incongrue, au moment où la France est hantée plus que jamais par son passé vichyste, ce modèle d’unité et de solidarité des bons sentiments décalque le rêve unanimiste et bien-pensant de la France maréchaliste.

Slama le montre avec une perspicace ironie.

«L’ogre philanthropique», selon la définition de l’État consensuel moderne due à Octavio Paz, a remplacé la purification ethnique par la purification morale, à l’usage des seuls gouvernés, bien entendu. Les gouvernants conservant pour leur part le droit au pot-de-vin. Mais, au-delà de toute polémique circonstancielle, l’essai de Slama recèle une profonde leçon de philosophie politique: c’est que dans une société démocratique, la diversité, disons, même, les divisions ne sont pas un mal, elles sont un bien. C’est grâce à ses divisions et à leur pouvoir séparateur que la France fut la seule des grandes démocraties continentales en Europe d’avant-guerre à ne pas devenir spontanément fasciste. Elle ne le devint que sous la pression de la défaite militaire et de l’occupant étranger.

Aujourd’hui, la droite, reprenant la logorrhée moralisatrice et terroriste de la gauche, oublie que la démocratie consiste non pas à nier les conflits, car une civilisation sans conflits est une civilisation morte, mais à les régler par des moyens pacifiques, intelligents et légaux.

«Contrairement à une réputation usurpée, conclut fortement Slama, la faiblesse de la société française consiste non pas tant dans ses dissensions, qui ne sont ni plus fréquentes ni plus violentes qu’ailleurs, que dans la fascination exercée sur elle par le mythe de l’unité.»