Jean-François Revel

Préface de L’État-providence en question

L’État-providence en question, Denis-Clair Lambert, Edition Economica, 1990

Préface de Jean-François Revel (merci à Henri Astier pour la transcription)

J’ai découvert, il y a quelques années, Denis-Clair Lambert à travers ses travaux sur le tiers-monde, et, en particulier, en lisant son ouvrage 19 Amériques latines, déclins et décollages. Sous l’apparence austère de statistiques commentées se déroulait, en fait, dans ce livre, le film, au plus haut point excitant pour l’intelligence, de la réalité vraie, destructrice des mythes construits par les tiers-mondistes pour masquer leurs erreurs et, si possible, les répéter. Je l’avoue, ce volume devint mon bréviaire durant mes voyages en Amérique latine, et je m’enorgueillis d’en avoir offert une bonne vingtaine d’exemplaires à des dirigeants, au pouvoir ou sur le point d’y accéder, de ce continent.

Pas en pure perte, semble-t-il, si j’en juge par le gigantesque retournement libéral qui marque les nouvelles politiques latino-américaines, à l’aube de cette ultime décennie du siècle. Retournement mondial, à vrai dire, en intention, sinon en actes, car il n’est pas facile de repasser, ou de passer, d’une économie administrée à une économie de marché : je serai plutôt tenté de dire, à l’économie tout court. Car il n’y a pas deux économies, de même qu’il n’y a pas deux types de course-à-pied : la course-à-pied sur civière (avec truquage du chronomètre) et la course sur jambes. La distinction est factice.
Mais il est ardu de descendre de la civière, même si elle n’avance pas, même si on y croupit dans les privations et le rachitisme. Le paralytique revendicatif existe. Il voudrait bien rester couché, tout en allant aussi vite qu’un médaillé olympique. C’est là, souvent, la prétention illusoire des Européens de l’Est qui, selon Alexandre Zinoviev, croient pouvoir « conjuguer l’oisiveté et le parasitisme des sociétés communistes avec la richesse et la liberté de choix des sociétés capitalistes ».

C’est pourquoi, en traitant de l’Etat-Providence en question, Denis-Clair Lambert, dans ce nouveau livre, saisit le centre où se rejoignent tous les aspects du grand débat, et du grand enjeu contemporains. En effet, même dans les pays qui, comme les démocratie occidentales, ne sont jamais allées jusqu’à l’Etat total communiste, totalement producteur et répartiteur, s’est installée une superficie considérable d’Etat dit «providence», où se mêlent, dans un néfaste brouillard, une couverture sociale payée par les citoyens eux-mêmes et, d’autre part, toutes sortes de subventions, de sinécures, de faveurs, d’exonérations ou de prébendes, effectivement distribuées par l’Etat, mais qui n’ont rien de social. Ce sont des privilèges, volés sous le déguisement hypocrite de la solidarité, tandis que, pour la couverture sociale, l’Etat se donne les gants de paraître faire des cadeaux à ses citoyens, tout en se bornant à leur restituer leur propre argent, après en avoir généralement dilapidé une partie. Il faut bien le comprendre: l’Etat, sur le plan économique, ne produit rien, ne peut rien produire ; et il redistribue très mal, de façon coûteuse, selon des critères plus politiques et clientélistes que sociaux et jus-tes, et en commençant, d’ailleurs, par gonfler outre mesure une bureaucratie redistributrice supérieure aux besoins réels. C’est pourquoi l’Etat-Providence, conçu au point de départ pour administrer la justice par la redistribution finit, au point d’arrivée, par secréter des catégories protégées et inexpugnables, vivant aux dépens de plus pauvres qu’elles. En même temps, et pour cette même raison, l’argent lui manque toujours davantage pour faire face aux besoins réels qui avaient suscité sa création : la santé, l’éducation, les retraites. Il va falloir sortir de cette contradiction. Aussi l’ouvrage que l’on va lire, et qui couronne une décennie de réflexions par tout un courant de sociologues et d’économistes venus de tous les horizons, est-il ainsi indispensable à la compréhension de notre époque pour l’intellectuel, qu’urgent à mettre en pratique, pour l’acteur politique, s’il en reste encore un qui ait le temps de s’informer.