Les libéraux français étaient-ils libéraux ?
À propos du livre de Lucien Jaume:
“L’Individu effacé ou Le paradoxe du libéralisme français.” (Fayard, 1998, 591 pages.)
Article paru dans la Revue Commentaire.
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt, lors de sa publication en 1997, le livre de Lucien Jaume, L’Individu effacé ou Le paradoxe du libéralisme français. Membre du jury du Prix Guizot, je suis même de ses admirateurs qui, par leur vote, ont fait obtenir le prix 1998 à cet ouvrage.
Mais l’estime que j’exprimais ainsi pour l’auteur et pour l’érudition avec laquelle il embrasse son sujet ne signifie pas que son interprétation générale de l’héritage libéral français ne m’inspirait aucune perplexité. Je l’ai éprouvée de nouveau en lisant l’article de Lucien Jaume, dans la revue Esprit (numéro de juin 1998), intitulé « Aux origines du libéralisme politique français », étude qu’il définit lui-même comme une « présentation » de L’Individu effacé.
Puisqu’il est question d’effacement, la question que Lucien Jaume m’amène a me poser est celle-ci : pourquoi la France a-t-elle toujours « effacé » sa propre tradition libérale? Lucien Jaume va même plus loin : il entend démontrer que nos libéraux n’étaient pas libéraux.
Le but de Lucien Jaume est de nous persuader que les libéraux français du XIXe siècle, en réalité, étaient étatistes et que donc les néolibéraux actuels, pervertis par l’école austro-anglo-américaine, partisans de la privatisation et de la déréglementation, n’ont pas le droit de s’en réclamer. Nos libéraux du temps des Lumières et du XIXe siècle n’ont jamais voulu supprimer l’État.
Bien sûr que non, mais entre supprimer l’Etat et lui retirer les tâches qu’il exécute mal et au prix fort, il y a une différence, que Turgot, le premier, a inégalablement précisée.
Ou encore Tocqueville, qui n’a cessé de se plaindre de l’excès du centralisme étatique français et de ses méfaits.
Lucien Jaume, par exemple, s’appuie sur «l’éloge» de Napoléon ler fait par Guizot dans Des moyens de gouvernement et d’opposition 1. Le libéralisme à la française impliquerait la vénération de l’État fort dû à Napoléon.
C’est là curieusement simplifier un texte qui est, pour l’essentiel, un réquisitoire contre « Buonaparte ».
Guizot reconnaît, certes, à l’Ajaccien le talent d’exceller « dans le discernement et l’emploi des moyens », et le mérite d’avoir rétabli l’ordre public après l’anarchie du Directoire. Mais il faut lire la suite de ce passage. Guizot y reproche à « Buonaparte », dans un tableau d’un modernisme étonnant, d’avoir transformé les Français en témoins passifs d’un État qui se donne en spectacle, d’avoir tué en eux le principe de l’éducation démocratique, le sens de la citoyenneté active et responsable. Il les a dressés à être les simples badauds d’une grandeur théâtrale, bref il a « commis ce crime de nous exalter et de nous énerver 2tout ensemble, de nous inspirer en même temps le goût du désoeuvrement politique et l’aversion de l’ennui ».
Il faut, poursuit Guizot, que la France « n’oublie pas tout ce mal et qu’elle en reconnaisse les causes; il faut que tous les vices du système impérial se dévoilent à ses yeux, qu’elle apprenne à les voir, à les juger, à les haïr » (souligné par moi).
Diagnostiquer dans ce texte une réhabilitation louangeuse de l’État impérial, omnipotent et omnivore, c’est pousser un peu loin la liberté d’interpréter, les petits marquis diraient de « déconstruire » les classiques.
Lucien Jaume, gêné sans doute, dans sa démonstration, par l’anti-étatisme sans équivoque d’un Frédéric Bastiat, se borne à écrire à son sujet : «Je ne trouve pas chez Bastiat une vision échappant au providentialisme».
Je ne discerne pas, quant à moi, le sens de cette phrase.
Quel « providentialisme »? Dans son essai L’État (1848), Bastiat est on ne peut plus clair, sans recourir le moins du monde à la Providence. L’État est pour lui « la grande fiction, à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ».
Lucien Jaume fait très justement observer que la grande majorité des patrons français, au XIXe siècle, étaient protectionnistes et que c’est Napoléon III qui leur imposera le libre-échange.
Mais tel est précisément, vingt ans avant l’Empereur, le reproche que leur fait Bastiat !
Dans son article de 1844 : « De l’influence des tarifs français et anglais sur l’avenir des deux peuples » 3, il soutient la thèse que la protection, c’est la spoliation.
Cette formule, soit dit en passant, s’applique fort bien à l’actuelle politique agricole commune de l’Union européenne, ainsi qu’à maintes autres politiques de subvention de ladite Union. Subventionner quelqu’un, c’est forcément spolier quelqu’un d’autre.
À l’appui et même à la source de cette constante intellectuelle du libéralisme français, on peut évoquer aussi bien le texte de Turgot Contre les entraves à la liberté du commerce, qui est de… 1753 4.
De même, Lucien Jaume dénonce le « contresens », dit-il, selon lequel Benjamin Constant, dans sa célèbre conférence de 1819, aurait « entièrement opposé la liberté des Anciens à celle des Modernes ».
En effet, Constant dit bien dans sa péroraison que, ces deux types de liberté, il faut « apprendre à les combiner l’une avec l’autre ». Mais le « contresens » que dénonce Lucien Jaume est imaginaire.
Constant attaque la liberté selon les Anciens (qui est d’ailleurs, en fait, dans sa pensée, surtout la liberté selon Rousseau et l’abbé de Mably, ses vraies têtes de Turcs) parce que, tout en asseyant la légitimité du pouvoir politique, elle anéantit, croit-il,5 la liberté des particuliers.
C’est ce qu’on lui ferait dire. Or il veut, en fait, conserver la liberté collective grecque tout en y ajoutant la liberté des particuliers.
Grande découverte! Nul lecteur de bonne foi ne lui a jamais fait dire autre chose. « Les gouvernements n’ont pas plus qu’autrefois, conclut Benjamin Constant, le droit de s’arroger un pouvoir illégitime; mais les gouvernements qui partent d’une source légitime ont, moins qu’autrefois, le droit d’exercer sur les individus une suprématie arbitraire. »
Garder la liberté ancienne ne réduit donc en rien, chez Constant, la valeur accordée par lui à l’individualisme libéral, comme tendrait à l’insinuer la remarque de Lucien Jaume, destinée à étayer, je l’ai dit, la thèse centrale et le titre de son ouvrage.
Car il existe dans la tradition politique française, de droite comme de gauche, une tendance à n’accepter la démocratie que dans la mesure où elle écrase l’individu, en commençant par l’écraser d’impôts, ce qui est le meilleur moyen de le réduire à l’impuissance, et aussi dans la mesure où l’État peut par conséquent substituer ses décisions collectives à toutes celles qui normalement devraient être individuelles.
Même quand les décisions de l’État se révèlent désastreuses et ruineuses, son crédit reste cependant intact, puisque les Français sont convaincus que l’individu et le marché ne peuvent amener que l’injustice et le désordre.
La démocratie française, quoique issue du suffrage universel, a donc, dans sa façon d’annihiler l’initiative personnelle, des effets sur la société très semblables à ceux des régimes autoritaires. L’individu, voilà l’ennemi! C’est vrai pour tous les courants anti-libéraux, qu’ils soient français ou non.
Dans son petit livre sur l’individualisme 6, Alain Laurent cite plusieurs textes savoureux où l’individualisme est vilipendé en termes presque identiques par Karl Marx et Benito Mussolini, Pierre-Joseph Proudhon et Philippe Pétain, plus tard les gaullistes et les socialistes, sous la Ve République.
Confondre l’intérêt général avec l’intérêt de l’Etat omnipotent et de ceux qui le détiennent ou qui le servent, remplacer les disparités qui résultent de la compétition entre les individus par celles qui sont artificiellement fabriquées par la distribution des privilèges, des places et des statuts spéciaux, telle est l’idée que les Français se font de l’égalité.
Cela signifie qu’ils acceptent les inégalités lorsqu’elles sont décrétées par le pouvoir, mais non lorsqu’elles résultent du libre jeu des libertés individuelles.
On peut constater que les libéraux français, dans leurs tentatives périodiques pour réhabiliter la liberté individuelle et faire reculer l’usurpation étatique, ont toujours échoué. Mais on ne peut pas leur prêter l’intention persistante, à travers les siècles, d’avoir volontairement recherché cet échec.
Lucien Jaume a raison d’insister sur le fait que le libéralisme français est avant tout un libéralisme politique, ce qui le distinguerait, paraît-il, du libéralisme anglais – ou écossais – essentiellement économique.
On reconnait ici la haine française du marché.
Jaume a raison, parce que tout libéralisme est d’abord politique, et il a tort parce qu’il n’y a pas de liberté politique sans liberté économique. Cela ressort aussi bien de Turgot que d’Adam Smith, de Bastiat que de Locke. Outre les avantages qu’elle procure et la supériorité qu’elle a dans son propre domaine, l’autonomie de l’économie est la condition de la liberté du citoyen et elle est le fondement de l’État juste, adapté à ses tâches et ne les négligeant point pour usurper celles qui échappent à sa capacité, et qu’il sabote. C’est pourquoi tout refus du marché et de la libre entreprise cache un refus plus ou moins avoué de la démocratie.
Un des libéraux français les plus méconnus aujourd’hui à force d’avoir été vilipendé et odieusement défiguré est Hippolyte Taine. Ses Origines de la France contemporaine sont un livre qui a été en pratique éliminé du panorama historique moderne par le travail de calomnie qu’avec une ardente malhonnêteté intellectuelle a mené contre lui l’école jacobino-bolchevique d’histoire de la Révolution française, principalement Alphonse Aulard et Albert Mathiez, relayés à la génération suivante par divers suiveurs 7.
Dans la dernière partie des Origines, intitulée « Le Régime moderne » et consacrée aux institutions françaises telles qu’elles ont été façonnées par le système impérial, on trouve des passages 8 qui, quoique parus en 1884, pourraient être signés de Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Milton Friedman, tant l’analyse de l’hypertrophie étatique y préfigure les critiques actuelles.
Qu’on me pardonne de citer ces passages un peu longuement, mais ils en valent la peine :
« Même quand l’État respecte ou fournit la dotation du service, par cela seul qu’il le régit, il y a des chances pour qu’il le pervertisse.
Presque toujours, lorsque les gouvernements mettent la main sur une institution, c’est pour l’exploiter à leur profit et à son détriment; ils y font prévaloir leurs intérêts ou leurs théories; ils y importent leurs passions; ils y déforment quelque pièce ou rouage essentiel; ils en faussent le jeu, ils en détraquent le mécanisme; ils font d’elle un engin fiscal, électoral ou doctrinal, un instrument de règne ou de secte.[…]
Même quand les gouvernants ne subordonnent pas les intérêts de l’institution à leurs passions, à leurs théories, à leurs intérêts propres, même quand ils évitent de la mutiler et de la dénaturer, même quand ils remplissent loyalement et de leur mieux le mandat surérogatoire qu’ils se sont adjugé, infailliblement ils le remplissent mal, plus mal que les corps spontanés et spéciaux auxquels ils se substituent; car la structure de ces corps et la structure de l’État sont différentes.
Unique en son genre, ayant seul l’épée, agissant de haut et de loin, par autorité et contrainte, l’État opère à la fois sur le territoire entier, par des lois uniformes, par des règlements impératifs et circonstanciés, par une hiérarchie de fonctionnaires obéissants qu’il maintient sous des consignes strictes.
C’est pourquoi il est impropre aux besognes qui, pour être faites, exigent des ressorts et des procédés d’une autre espèce. Son ressort, tout extérieur, est insuffisant et trop faible pour soutenir et pousser les oeuvres qui ont besoin d’un moteur interne, comme l’intérêt privé, le patriotisme local, les affections de famille, la curiosité scientifique, l’instinct de charité, la foi religieuse. Son procédé, trop mécanique, est trop rigide et trop borné pour faire marcher les entreprises qui demandent à l’entrepreneur le tact alerte et sûr, la souplesse de main, l’appréciation des circonstances, l’adaptation changeante des moyens au but, l’invention continue, l’initiative et l’indépendance.
Partant, l’État est mauvais chef de famille, mauvais industriel, agriculteur et commerçant, mauvais distributeur du travail et des subsistances, mauvais régulateur de la production, des échanges et de la consommation, médiocre administrateur de la province et de la commune, philanthrope sans discernement, directeur incompétent des beaux-arts, de la science, de l’enseignement et des cultes 9.
En tous ces offices, son action est lente ou maladroite, routinière ou cassante, toujours dispendieuse, de petit effet et de faible rendement, toujours à côté et au-delà des besoins réels qu’elle prétend satisfaire. C’est qu’elle part de trop haut et s’étend sur un cercle trop vaste.
Transmise par la filière hiérarchique, elle s’y attarde dans les formalités et s’y empêtre dans les paperasses. Arrivée au terme et sur place, elle applique sur tous les terrains le même programme, un programme fabriqué d’avance, dans le cabinet, tout d’une pièce, sans le tâtonnement expérimental et les raccords nécessaires, un programme qui, calculé par à peu près, sur la moyenne et pour l’ordinaire, ne convient exactement à aucun cas particulier, un programme qui impose aux choses son uniformité fixe, au lieu de s’ajuster à la diversité et à la mobilité des choses, sorte d’habit-modèle, d’étoffe et de coupe obligatoires, que le gouvernement expédie du centre aux provinces, par milliers d’exemplaires, pour être endossé et porté, bon gré mal gré, par toutes les tailles, en toute saison. »
On trouve même, dans ce chapitre de Taine, une description anticipatrice de la situation dans laquelle plongera en 1991 la Russie, après la décomposition de l’Union soviétique, c’est-à-dire la situation d’un groupe humain où l’État, ayant tout envahi, a complètement détruit les ressorts de la société civile avant de sombrer lui-même dans le néant. Je n’avais pas en mémoire ce texte quand j’ai traité ce même sujet dans Le Regain démocratique (1992), sans quoi je l’aurais mis en exergue du livre :
« Bien pis, non seulement dans ce domaine qui n’est pas le sien l’État travaille mal, grossièrement, avec plus de frais et moins de fruit que les corps spontanés, mais encore par le monopole légal qu’il s’attribue ou par la concurrence accablante qu’il exerce il tue ces corps naturels, ou il les paralyse, ou il les empêche de naître; et voilà autant d’organes précieux qui, résorbés, atrophiés, ou avortés, manquent désormais au corps total.
Bien pis encore, si ce régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus; leur germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et fidèlement suivis.
Confiance mutuelle, respect de la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance, modération, patience, persévérance, bon sens pratique, toutes les dispositions de coeur et d’esprit sans lesquelles aucune association n’est efficace ou même viable se sont amorties en eux, faute d’exercice.
Désormais la collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée; ils sont atteints d’incapacité sociale et, par suite, d’incapacité politique. »
Sur ce sujet, on a lu dans Commentaire, printemps 1998 et été 1998 (n°s 81 et 82) les deux articles d’Armand Laferrère, intitulés respectivement « Droit du travail, justice de classe » et « L’argument de la justice sociale ».
Pour Armand Laferrère, le choix français « égalité plutôt que liberté » est une hypocrisie. Il y a moins de liberté, mais il n’y a pas moins d’inégalités en France qu’aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, mais ces inégalités sont différentes.
Elles découlent des avantages alloués par l’État ou les collectivités locales. Les Français ne condamnent que les inégalités de revenus et de patrimoines personnels.
Ils admettent et même respectent les inégalités qui résultent des privilèges alloués à et par la classe politico-administrativo-associativo-syndicale : voitures et logements, transports, courrier et téléphone gratuits, régimes de retraite particuliers, souvent accordés à des gens qui sont vraiment utiles, mais aussi à une foule de parasites domestiqués, que le pouvoir arrose de ses faveurs aux frais des contribuables dits « privilégiés », c’est-à-dire ceux qui justement n’ont aucun privilège et gagnent leur argent grâce à leur travail. Cette inversion du sens du mot « privilégié », dans le vocabulaire de la politique et du journalisme est d’ailleurs très révélateur.
La résistance française au libéralisme provient d’une part, comme l’a bien vu Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, de ce que les Français placent l’égalité au-dessus de la liberté, d’autre part de ce qu’ils acceptent les inégalités lorsqu’elles sont dues à l’État et non à la concurrence des talents. C’est vérifiable même, et peut-être surtout, dans le domaine de la culture, où nos artistes et intellectuels se battent inlassablement pour obtenir des financements officiels et défendre la « préférence nationale » chère à Le Pen, en s’abritant, eux, gens de gauche, derrière le cache-sexe de l’« exception culturelle ».
Si un auteur dramatique et un metteur en scène, par exemple, montent, avec des capitaux privés, une pièce qui obtient un succès de public, et s’ils gagnent, mettons, quelques millions en un an, ils risquent fort de se voir méprisés pour avoir fait des concessions à une pratique bassement commerciale du théâtre.
Si un autre auteur dramatique, en revanche, et un autre metteur en scène montent, cette fois avec une subvention officielle du même nombre de millions, une pièce tout aussi bonne ou tout aussi mauvaise qui sera jouée deux fois devant des invités et tombera ensuite, alors ce sont de grands hommes qui sacrifient à une conception « exigeante » (ô combien!) de leur art.
Les premiers ont fait vivre une troupe, des techniciens, des décorateurs, des barmans, des caissiers, des comptables, des ouvreuses pendant douze mois, ont payé un loyer et des impôts, mais ce ne sont que des épiciers.
Les seconds ont pompé les contribuables en mettant à profit les faveurs d’un ministre : ils sont encensés par la critique et invités à la garden party de l’Elysée, le 14 juillet.
Ce que les Français détestent, ce ne sont pas les inégalités, ce sont les inégalités autres que celles octroyées par l’État. Rien ne l’a mieux montré que le succès des grèves des services publics durant l’hiver 1995-1996. Ces grèves avaient pour but d’empêcher que l’on révise les avantages exorbitants du droit commun – les privilèges au sens propre – qu’ont en France les salariés du secteur public par rapport à ceux du secteur privé.
Or les grévistes furent applaudis par les travailleurs mêmes du privé, victimes et payeurs de ce système inégalitaire, et par les sociologues de l’ultra-gauche, en théorie champions de l’égalité, en pratique eux-mêmes privilégiés, invulnérables, subventionnés à vie, en échange de fort peu de travail, par la société qu’ils font semblant de vouloir détruire.
Cette donnée profonde de la culture française – les inégalités dictées par la puissance et les corporations publiques sont bonnes, celles résultant des différences entre les activités des individus sont mauvaises – explique l’échec permanent du libéralisme en France, mais ne correspond aucunement à la doctrine des libéraux français.
Dans le chapitre de ses Souvenirs où il relate les travaux de la commission de la Constitution, en 1848, Tocqueville observe qu’un conservateur comme Vivien est aussi étatiste-centralisateur que Marrast, lequel « appartenait à la race ordinaire des révolutionnaires français qui, par liberté du peuple, ont toujours entendu le despotisme exercé au nom du peuple ».
Ayant donc signalé que cet accord soudain d’un homme de droite et d’un homme d’extrême gauche dans l’idolâtrie de l’État ne l’avait point surpris, Tocqueville ajoute :
« J’avais remarqué depuis longtemps que le seul moyen de mettre à l’unisson un conservateur et un radical, c’était d’attaquer non dans l’application, mais dans le principe, le pouvoir du gouvernement central. On était sûr de se les attirer aussitôt sur les bras l’un et l’autre.
« Lors donc qu’on prétend qu’il n’y a rien parmi nous qui soit à l’abri des révolutions, je dis quon se trompe, et que la centralisation s’y trouve.
En France, il n’y a guère qu’une seule chose qu’on ne puisse faire : c’est un gouvernement libre, et qu’une seule institution qu’on ne puisse détruire : la centralisation. Comment pourrait-elle périr? Les ennemis des gouvernements l’aiment et les gouvernants la chérissent. Ceux-ci s’aperçoivent, il est vrai, de temps à autre, qu’elle les expose à des désastres soudains et irrémédiables, mais cela ne les en dégoûte point. Le plaisir qu’elle leur procure de se mêler de tout et de tenir chacun dans leurs mains leur fait supporter ses périls.»
L’enseignement de cette page de Tocqueville vaut encore de nos jours. Il est que la majorité des Français aiment l’Etat plus que la liberté. Donc les penseurs libéraux n’ont guère eu d’influence sur notre vie politique, amis ils n’ont pas professé l’opposé de leur propre doctrine. Reconnaissons-leur l’infortune d’avoir été toujours minoritaires, mais non pas le défaut d’avoir été constamment incohérents.
Jean-François Revel
1. cité dans Les Libéraux de Pierre Manent, Hachette, Pluriel, t. II, p. 162-169.
2. Dans le sens de « anémier », bien entendu.
3. in Pierre Manent, Les Libéraux, t. 11, p. 261-280.
4. voir ses Fragments d’économie politique.
5. La thèse de Constant est contestée aujourd’hui sur le plan purement historique. Voir Mogens H. Hansen, La Démocratie athénienne, Les Belles Lettres, 1993. Mais, sur le plan politique, théorique et pratique, sa distinction conserve en revanche toute son actualité.
6. Histoire de l’individualisme, PUF, coll. « Que sais.je », 1993.
7. Pour le détail de cette exécution, je me permets de renvoyer à ma Connaissance inutile (1988), chap. IX, p. 302-312 de l’édition Pluriel-Hachette. Récemment encore, dans La Philosophie en France au XIXe siècle (PUF « Que sais-je ? », 1998), Jean Lefranc, agrégé de philosophie et maître de conférences honoraire à Paris-Sorbonne, accuse Taine de décrire la Révolution française comme « une maladie mentale collective » et l’assimile à Joseph de Maistre ! Quand on sait quelle est, dans Les Origines, la sévérité de Taine pour l’Ancien Régime, on demeure confondu devant de telles inexactitudes.
8. Livre deuxième, § IV et V.
9. Exemples pour l’Angleterre dans les Essais de Herbert Spencer intitulés Over-legislation et Representative Government. Exemples pour la France dans La Liberté du travail, par Charles Dunoyer (1845). Ce dernier ouvrage contient, par anticipation, presque toutes les idées de Herbert Spencer; il n’y manque guère que les illustrations physiologiques(Note de Taine).
[…] Article paru dans la Revue Commentaire et reproduit sur revel.net. […]