Entretien avec Olivier Todd
Olivier Todd interroge Revel. Entre le journaliste et le philosophe amoureux de la vie, on est convié à une conversation sans détour. De celles qui ne se tissent qu’entre les vieux amis.
Cartes sur table, «déclaration d’intérêt», disent les Britanniques: j’ai, pour Revel, depuis longtemps, dans le désordre, de l’affection, de l’amitié, de l’admiration et de la reconnaissance. Pour la première fois, Jean-François livre sa vie jusqu’en 1981: il répond aux questions que se posent les lecteurs d’une vingtaine de livres influents, dans la quarantaine de pays où ils furent traduits. Qui sont l’homme et le bonhomme, l’encyclopédie ambulante, l’ami, l’amant, le mari, le père de famille, l’adversaire derrière tant d’écrits? Ici, l’analyste est en retrait du portraitiste, le penseur aligné sur l’artiste. Le normalien défroqué, l’ancien directeur de L’Express, le voyageur permanent décrivent sans complaisance des moments jalons, leurs rencontres avec de nombreux inconnus et célébrités. Savourez le style. Etincelant, crépitant, avec des plages mélancoliques, féroces, tendres. Précis, clair, drôle, l’écrivain est au niveau du penseur: un vrai moderne devient aussi un classique. Dans la vie quotidienne, Revel est pathologiquement à l’heure, toujours très en avance à ses rendez-vous. Il a un tort incontestable: politiquement et intellectuellement, il fut et reste en avance sur beaucoup de nos grands et petits maîtres aux normes parisiennes. Tout le monde – euphémisme! – n’a pas été revélien. Mais tout le monde commence à l’être ou le sera. Ce type insupportable, quoi qu’il en pense, paraît en danger de canonisation anticipée. Seules l’extrême gauche tarama et la droite extrême surgelée le fuient encore. Courage, camarades, encore un effort! O.T.
Olivier Todd. Pourquoi publier tes Mémoires maintenant? As-tu l’impression de devenir une institution?
Jean-François Revel. Au contraire, je pense être un marginal. Ecrire des Mémoires implique que l’on traite d’un passé relativement reculé, un peu dépersonnalisé par rapport à soi-même, que l’on aperçoit à travers une assez épaisse paroi de verre, celle du temps. Ce qui m’est arrivé depuis 1982-1983 n’est pas pour moi du passé. C’est encore présent. Les méandres de ma carrière littéraire m’ayant amené à écrire surtout des essais, j’avais aussi envie de revenir au récit.
O.T. Pourquoi ce pseudonyme, «Revel»? Et celui de «Ferral», pendant la Résistance?
J.-F.R. Ferral est un personnage de La condition humaine, un livre que j’ai aimé autrefois… Certains romans se fanent. Revel? Professeur de philosophie en 1957, j’ai pensé qu’il n’était pas très adroit, pour enthousiasmer mes élèves, de signer un ouvrage où je leur expliquais que la philo était de la fumisterie – pour simplifier. Bien sûr, c’est plus compliqué. Avec des amis j’avais mes habitudes dans un restaurant, Chez Revel, rue de Montpensier. Longtemps, j’ai été «Ricard dit Revel» … Puis j’ai changé légalement de patronyme.
O.T. Le voleur dans la maison vide, c’est un titre de roman. Ton récit ne suit pas l’ordre chronologique tout en demeurant très clair. Tu vas, tu viens, tu reviens dans une construction en spirale et contrepoints.
J.-F.R. Il y a deux catégories de Mémoires. Les Mémoires-romans, les Confessions de Rousseau, les Mémoires de Saint-Simon – des modèles écrasants. Ils valent par la qualité du récit, l’originalité de la langue. Les Mémoires-documents, de chefs d’Etat, de diplomates, eux, valent par les renseignements qu’ils offrent. Ce n’est pas à cause de l’importance des souvenirs que je rapporte que je souhaite être lu, mais en raison de la manière dont je les traite. Ce n’est pas un livre consacré aux gens remarquables à cause de leur célébrité. Je parle aussi de gens extrêmement amusants ou émouvants que j’ai rencontrés, surtout avant trente ans. J’ai croisé beaucoup de gens remarquables qui ne sont jamais devenus célèbres et beaucoup de gens célèbres qui n’étaient pas remarquables du tout. Aujourd’hui encore, parmi mes plus chers copains, il y a un marchand de vin belge, un marchand de fruits et légumes tunisien, des marins-pêcheurs, des agriculteurs… Généralement, les intellectuels n’ont de contact avec le peuple qu’à travers leur coiffeur ou leurs chauffeurs de taxi.
O.T. Comment te vois-tu, au physique et au moral?
J.-F.R. Adolescent, je me voyais naïvement don Juan dans l’avenir. A vingt ans, je me suis rendu compte que je n’avais pas le physique d’un don Juan, ça ne m’a pas empêché de mener une vie personnelle heureuse. Pour le reste, je me vois comme un accident. Et aussi un boulimique de la lecture, de la documentation. Après avoir lu 75 pages sur la monnaie unique, je me dis: ça va gâter ton style, ce charabia. J’ouvre un classique, de manière à me purifier du jargon. J’ai toujours beaucoup travaillé, tout en menant, souvent, le contraire d’une vie de clerc. Je me suis même parfois bien amusé. Dans Pour l’Italie, j’ai écrit pour plaisanter que je préparais un livre, Les deux gouffres de la morale et de la digestion, allusion au livre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion. Je rencontre encore dans le TGV des gens qui me disent: «Vous n’avez toujours pas publié Les deux gouffres…» Je n’ai jamais pu me résoudre à être uniquement un universitaire, ou uniquement un écrivain ou un journaliste. Ça ne veut pas dire que des domaines auxquels je me suis intéressé, l’histoire, la critique d’art, la poésie, l’économie…, me poussent à devenir dans ces domaines un spécialiste éminent.
O.T. Mais tu es un spécialiste de la bonne chère et du bon vin?
J.-F.R. Mes rapports avec l’alcool sont dans mon livre en filigrane. Ça, il faut le négocier. Je prévois des périodes d’abstinence. J’ai passé ma vie à tenter de trouver un équilibre, sans me résigner à l’arrêt total, dont certains sont capables. Ça me plongerait dans des abîmes de tristesse.
O.T. Ce livre est dédié à ton père. Vous étiez en froid quand il était pétainiste.
J.-F.R. Ça ne m’a pas empêché de le sortir de prison après la Libération. Il a déraisonné un moment sur le plan politique. Mais c’était un type très bien, qui sortait d’un milieu très pauvre. Son intelligence naturelle lui a permis de réussir dans la vie. Il lisait énormément. Il avait une culture de contact direct avec les textes. En peinture, c’était un connaisseur. Son authenticité dans la fringale littéraire a été pour moi déterminante. Je lui dois avant tout de me moquer complètement du statut d’un écrivain, d’un philosophe ou d’un peintre tel que la pensée conventionnelle et médiatique d’un moment le situe.
O.T. Tu as adoré les femmes de ta vie et tes enfants. Tu as toujours aussi détesté certaines obligations de la vie de famille. Dans ces Mémoires, tu parles avec plus de précision de Paola, l’héroïne de la nouvelle dans Pour l’Italie. Une autre femme que tu aimes beaucoup, Claude Sarraute, est presque absente dans ces Mémoires, et un autre écrivain, ta belle-mère, Nathalie Sarraute.
J.-F.R. L’épisode Paola, des années 50, bénéficie de «l’effet d’étrangeté» brechtien: je me vois comme un autre, comme un personnage de comédie. J’ai épousé Claude il y a trente ans. Ce mariage réussi, je n’ai pas envie d’en parler, j’ai envie de le vivre, tout simplement. Je n’ai pas voulu évoquer Nathalie Sarraute, pour qui j’ai une très grande admiration. On parle difficilement de l’œuvre de quelqu’un qu’on voit fréquemment. Son œuvre est originale, éblouissante. Il y a peu d’œuvres jalonnant l’histoire de notre littérature, qui comme la sienne remettent tout en question, les sujets et la technique. Si je la commentais, j’aimerais la débarrasser du pédantisme qui l’environne. Ce que j’admire le plus dans son œuvre, c’est son théâtre. Pour un oui ou pour un non est une pièce prodigieuse. Elle a renouvelé le théâtre presque plus que Beckett. Je la mettrais au niveau de Ionesco, bien que les thématiques n’aient aucun rapport.
O.T. On peut lire, à propos du jeune collégien Ricard: «On ne me déniait pas l’intelligence, mais on ne pouvait souffrir ce que j’en faisais.» Aujourd’hui, c’est encore le cas. Tu es d’abord un écrivain – un artiste des mots – et un philosophe de l’histoire et des mœurs – plus empiriste que rationaliste au sens strict. On peut lire aussi – est-ce une coquetterie?: «Je n’ai jamais été tout à fait sérieux, et là où je le suis, ce n’est jamais dans un seul domaine à la fois.» Ce n’est pas l’impression de tes amis ou ennemis, fort nombreux. Qui est cet insupportable Revel? Et ton côté parfois obsessionnel – la politique, le PS, ces dernières années?
J.-F.R. Obsessionnel? Oui et non. Mes livres politiques sont en vérité des livres de philosophie. Une des grandes questions de La tentation totalitaire, en 1976, c’est: pourquoi, dans les sociétés libres, y a-t-il tant de gens qui haïssent la liberté et veulent absolument vivre en société totalitaire? Pourquoi, étant donné que les pays totalitaires s’affaiblissent de plus en plus, nous échinons-nous à les perpétuer? Ce n’est pas une obsession: c’est plutôt un sujet qui m’était imposé par les réalités. Dans La connaissance inutile, en 1988, j’ai posé le problème des rapports de l’homme avec la vérité, avec la fuite devant la vérité. Il y a des chapitres sur le journalisme, l’enseignement, les manuels scolaires, la politique…, mais ce ne sont que des exemples. Certains sont tirés du temps de Démosthène: les Athéniens ne voulaient pas voir que Philippe de Macédoine allait les bouffer et détruire la cité grecque. Pourquoi l’espèce humaine n’a utilisé que partiellement les informations, les vérités qu’elle avait sous les yeux, c’est un grand problème philosophique – elle refusait de voir et de savoir. Elle préférait les catastrophes à la lucidité.
O.T. Que penses-tu du rôle et du statut des intellectuels français aujourd’hui?
J.-F.R. Je suis contre l’idée que les intellectuels doivent avoir un statut. Ils ont de l’influence ou de l’écho dans des situations simples, ce qui ne veut pas dire sans importance: quand il s’agit de pétitionner contre les Hutu, les Tutsi, les Bosniaques, sur les causes humanitaires… Très bien, bravo. Mais l’histoire de l’influence qu’exerceraient les intellectuels sur la vie politique comme ils devraient le faire et non pas à coups de mots d’ordre me paraît, en France, tout à fait mythologique. Chez nous, les intellectuels n’ont plus d’influence dans la société, sauf quand ils émettent des slogans. L’influence des intellectuels, ça devrait être celle de leurs idées, des documents et des raisonnements sur lesquels ils s’appuieraient. Les intellectuels ont de l’influence en France lorsqu’ils flattent un vague «politiquement correct». Prends l’enseignement: on nous explique que les jeunes sont de plus en plus amers parce que, quand ils sortent de l’enseignement secondaire avec un diplôme, ils ne peuvent pas trouver de travail. En même temps on explique qu’il est parfaitement légitime de ne pas les forcer à travailler quand ils sont au lycée. Si les élèves passent leur temps à insulter leurs profs et à leur casser la gueule, ils ne risquent pas d’apprendre grand-chose. Quelle influence a eue le livre de Maurice Maschino, Voulez-vous des enfants idiots? Ou le rapport de la commission Fauroux? Comment pouvait-on se permettre de dire que, pour apprendre quelque chose, il faut peut-être travailler! Quel scandale!
O.T. Dans ton livre, il y a ici et là des croquis d’hommes politiques. Tu es cruel avec Mitterrand, pas très aimable avec Giscard. Pour Chirac, tu sembles lui laisser le bénéfice du doute…
J.-F.R. Ce qui m’intéresse dans mes Mémoires, ce sont les personnages des hommes politiques, la dramatisation, la mise en scène, le caractère, le type, la manière de parler. Quand ils reçoivent un écrivain, les hommes d’Etat étrangers que j’ai connus, américains, portugais, espagnols, italiens, lui posent des questions. Cela ne veut pas dire qu’ils tiennent compte de sa réponse. Mais ils écoutent, ils notent. J’ai connu Mitterrand pendant vingt ans. Il n’écoutait pas, il n’interrogeait pas. Son seul objectif moral dans le monde était sa propre survie politique. Il ne s’intéressait pas à telle idée politique – nationaliser, privatiser, réformer notre système scolaire – en fonction d’une analyse intrinsèque du sujet, mais comme un joueur qui dit: «C’est le 8 qui va gagner, et je vais jouer le 8.»
O.T. Comment vois-tu la philosophie française aujourd’hui? A propos de Tran Duc Thao, ton ami de l’Ecole normale en 1942, phénoménologue passé depuis – de force – au marxisme, tu dis que «c’était un pur philosophe, en ce sens qu’il ne se demandait jamais si une philosophie était vraie ou fausse» … Tu vois des progrès depuis la publication de Pourquoi des philosophes, en 1957?
J.-F.R. Tran Duc Thao a été broyé par les hommes de Hanoi après son retour au Vietnam. La dernière vague de la philosophie traditionnelle comme construction systématisée, comme interprétation du réel s’estimant supérieure à la science, les grandes idéologies philosophico-politiques se sont effondrées. Nous sommes sortis de ces tunnels, Sartre, Foucault, la philosophie traditionnelle. D’autre part, l’idée, apparue au XVIIIe siècle, que la recherche du bonheur et de l’équilibre personnel ne passe plus par une sagesse personnelle mais par la construction d’une société juste, est aujourd’hui abandonnée. On revient maintenant à des manuels de sagesse pratique. Comte-Sponville redécouvre les vertus de la politesse, de la modération. Je trouve beaucoup de mérite au dernier livre de Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le sens de la vie. On recommence à réfléchir sans dogmatisme. On revient à une philosophie, au fond très modeste, du savoir-vivre, à ce que l’on entendait par philosophie à l’époque de Montaigne. Ça explique aussi l’intérêt pour une sagesse héritée des philosophes de l’Antiquité grecque, ou pour un certain christianisme, pour le bouddhisme.
O.T. Le voleur dans la maison vide est dur avec les journalistes. Rien que le titre du chapitre, «Le plus jeune métier du monde» … Il fait penser au «plus vieux métier» …
J.-F.R. Titre innocent! C’est un constat: le métier de journaliste est vraiment né au XIXe siècle. J’ai voulu montrer que le milieu du journalisme est le reflet de l’ensemble de la société. Je ne méprise pas plus les journalistes que je ne méprise les autres êtres humains. Il y a de tout parmi eux. Il y a des gens très intelligents et très scrupuleux, qui ont une vaste culture, d’autres qui sont incompétents, ne vérifient rien, n’ont pas les informations de base, ou sont abominablement partisans, du point de vue politique, ou en fonction d’une école littéraire ou artistique particulière. J’ai dirigé les pages culturelles de France-Observateur au début des années 60: certains critiques soutenaient l’abstraction lyrique, d’autres l’abstraction paysagiste: ce n’est pas le métier d’un critique d’art de devenir le porte-parole attitré de telle ou telle école. A L’Express, quand je voyais des journalistes partir pour un reportage dans un pays étranger sans avoir absorbé la documentation élémentaire, alors que nous avions un excellent service de documentation, je me disais: ça ne va pas.
O.T. On te reprochera peut-être de trop parler de L’Express, dont tu as été le directeur de 1978 à 1981.
J.-F.R. On aura tort. La réalité de la vie d’un journal est quelque chose que les gens connaissent peu. Je suis entré à L’Express en 1966, comme éditorialiste dans la partie culturelle. Je me sentais tout à fait libre de partir, ayant d’autres moyens d’existence grâce à mes livres. J’ai vécu toutes les crises, le départ d’une partie de l’équipe pour fonder Le Point, la vocation politique de JJSS et de Françoise Giroud, devenus ministres… Je n’étais pas fondamentalement journaliste. Pour ce qui est des rapports avec la rédaction, avec le propriétaire, avec le public, avec le monde politique ou le monde culturel – aussi partial et rancunier que le monde politique -, très peu de gens ont été, comme moi,en position de les décrire tout en ayant la volonté de le faire. Cela dit, il ne faut pas se fonder sur L’Express pour juger tous les journaux. La direction était difficile. Nous avions critiqué le Programme commun dès 1972. On n’avait pas attendu Jimmy Goldsmith pour ça. Néanmoins, deux tiers de la rédaction étaient de gauche. Pour eux, ne pas soutenir l’union de la gauche était un crime contre l’humanité.
O.T. Tu parles de Jimmy Goldsmith sur un ton, disons, sucré-salé… Tu reconnais qu’il est très intelligent. Tu le dis aussi «parfaitement inflexible», «aisément influençable», «dangereusement versatile». Tu parles aussi de «fourberie» à son sujet. Coup de pied humoristique de l’âne, tu te demandes s’il ne serait pas «une taupe socialiste chargée de discréditer le libéralisme».
J.-F.R. Jimmy est l’une des personnalités les plus pittoresques du monde actuel que j’aie jamais rencontrées, un des personnages de notre temps les plus amusants à observer… Avec son parti pour le référendum en Grande-Bretagne, il est «dans les nouvelles», comme on dit en anglais…
O.T. …original et marginal?
J.-F.R. Si on veut. Il «typifie» – mot barbare – un cas précis: un milliardaire qui veut exercer une influence par des voies culturelles, journalistiques ou autres. Il se dit: j’ai fait fortune, maintenant je vais transformer le monde, ou l’influencer. Donc je vais acheter des journaux. Ces types d’individus, même très intelligents, ont une idée extraordinairement naïve des méthodes de persuasion. Ils ne comprennent pas que ce n’est pas en les bombardant d’affirmations qu’on fait changer les gens d’avis. Servan-Schreiber et surtout Françoise Giroud savaient que les méthodes qui servent à influencer l’opinion sont indirectes. Il faut du goutte-à-goutte. C’est aussi mon principe. Je m’étends sur Jimmy, d’abord parce qu’il est intéressant, haut en couleur, et parce que ça me permet de poser le problème des rapports de la rédaction et des propriétaires.
O.T. Quel effet ça te fait quand on t’étiquette «homme de droite»? Pourrais-tu dire, avec Camus, que tu te sens toujours à gauche – «malgré elle et malgré moi»?
J.-F.R. Naturellement. Je n’ai jamais cessé de me considérer comme étant de gauche. A l’origine, être de gauche, c’est lutter pour la vérité et la liberté, et pour le maximum de justice sociale. Mais une justice sociale établie selon des méthodes qui marchent, pas selon des méthodes qui échouent, comme la redistribution à tout-va qui ne fait qu’affaiblir l’économie. Ayant combattu les régimes totalitaires, je n’admets pas d’être traité d’homme de droite par les hommes qui les ont soutenus, par ceux qui encensent encore Fidel Castro. Si trouver Castro répugnant, c’est être de droite, alors je veux bien être de droite. Ces gamineries témoignent de la sclérose intellectuelle la plus totale. Ce qu’on appelle la gauche n’est plus aujourd’hui qu’un clan, une espèce de tribu, un ensemble de spécialistes de l’escroquerie dans les relations publiques, de manipulateurs habiles, qui ont l’art de présenter des idées et des théories qui ont amené les plus grandes catastrophes dans l’histoire de l’humanité comme étant des choses progressistes.
O.T. Qu’as-tu ressenti quand le mur de Berlin est tombé?
J.-F.R. Rien de particulier: une confirmation. C’est arrivé plus vite que je ne l’attendais. Je croyais à la fragilité fondamentale des régimes totalitaires. J’ai insisté sur leur capacité à survivre à leurs difficultés pour ajouter aussitôt que cette capacité de survie provenait de l’aide que leur apportaient stupidement les démocraties. En même temps, quand le mur est tombé, j’ai éprouvé une certaine tristesse.
O.T. …parce que ce n’était pas arrivé avant?
J.-F.R. Non. Parce que je me suis dit qu’on n’allait pas en tirer les leçons. Cela se confirme: on n’a pas vraiment fait l’analyse des raisons pour lesquelles tant de gens ont cru au communisme ou ont été complaisants à son égard. On ne parle que du nazisme pour éviter de parler du communisme. Les deux sont liés. Comme l’a dit Markus Wolf, l’ancien chef des services secrets de l’Allemagne de l’Est, Staline a tué beaucoup plus de communistes qu’Hitler.
O.T. En France, on nous présente Robert Hue comme la dernière incarnation du communisme à visage humain: figurez-vous, il s’intéresse à la peinture! Andropov aussi.
J.-F.R. Bien sûr. La France est retardataire. Dans ce domaine, on refoule.
O.T. De tes livres, quel est ton préféré? Et celui que tu recommanderais aux jeunes lecteurs qui ne te connaissent pas?
J.-F.R. Le plus cher à mon cœur: Pourquoi des philosophes, avec son complément, La cabale des dévots. Avec ce bouquin, l’épine dorsale de mon œuvre est constituée par Ni Marx ni Jésus, La tentation totalitaire, Comment les démocraties finissent et La connaissance inutile. Pour comprendre la difficulté de l’après-communisme, je recommanderais Le regain démocratique. J’y analyse longuement l’expérience Gorbatchev. J’y parle aussi des problèmes du tiers monde, de l’évolution des vieilles démocraties, minées de l’intérieur par la corruption, et du problème immémorial: «Qu’est-ce qu’une société viable?»
O.T. Il y a une quinzaine d’années, un soir, je t’ai dit: «L’espèce humaine s’est toujours servie des armes qu’elle s’est inventées. Crois-tu à une troisième guerre mondiale atomique avec les résultats qu’on peut en attendre?» Tu m’as répondu: «Ce n’est pas impossible.» Dans tes Mémoires, tu me sembles plus optimiste. Tu dis aussi: «L’espèce humaine mérite, tout bien pesé, de survivre.» On peut d’ailleurs mériter de survivre et ne pas survivre…
J.-F.R. Quand je t’ai répondu cela, nous étions en 1979. La situation n’avait jamais été aussi dangereuse. Il y avait de gigantesques menaces de l’Union soviétique. On lui avait accordé la parité nucléaire. Les Soviétiques menaçaient toute la zone du Golfe, s’infiltraient en Afrique. Il y avait un risque que l’Ouest ne voie plus d’autre riposte que de brandir la menace atomique. Nous étions dans ce qu’on appelait à l’époque une «fenêtre» particulièrement périlleuse pour l’équilibre Est-Ouest. La dissuasion ne jouait plus. On sait que le dispositif militaire, notamment nucléaire, des Soviétiques en Europe de l’Est était un dispositif, une «posture» comme on dit, offensive, et non pas uniquement défensive. Les Soviétiques ont perdu la guerre d’Afghanistan grâce à Reagan. En Angola et au Mozambique ça n’a pas marché. On a déployé des euromissiles. Dès 1985, la situation était devenue très différente.
O.T. T’arrive-t-il d’être agacé parce qu’on n’attache pas assez d’importance à ton style?
J.-F.R. Pas en profondeur. Mais il est vrai qu’il y a un préjugé. On considère aujourd’hui que seule la fiction est de la littérature. Avec un tel critère, Homère, Tite-Live, Tacite, Montaigne, Tocqueville, ça n’est pas de la littérature.
O.T. Penses-tu à ta mort?
J.-F.R. Evidemment. J’en suis toujours resté à Epicure et à Montaigne. Un chapitre de Montaigne s’appelle «Que philosopher c’est apprendre à mourir». Mais je ne suis pas non plus tellement d’accord avec ça. Cela ne s’apprend pas. On ne peut apprendre que ce qu’on peut répéter. La mort est un fait unique et un fait brut. A partir du moment où on ne croit pas à un au-delà ou à une réincarnation, il ne reste plus qu’à accepter le néant.