Jean-François Revel

“L’archiviste agressif” – Journal Le Crapouillot

Le journal Le Crapouillot, “magazine libre trimestriel”, rend hommage à son fondateur Jean Galtier-Boissière.

Le numéro est intitulé : Hommage au Crapouillot
Sous-titre : Histoire d’un journal libre et de son directeur

Parmi la soixantaine de contributions, celle de Revel est intitulée “L’archiviste agressif”: l’article fait presque trois pleines pages (35-37) ; il est illustré d’une photo de Revel col roulé, coiffé d’une casquette mao et clope au bec. On trouve aussi page 80 un placard publicitaire pour la collection Libertés.





Le Crapouillot n’a été explosif que relativement à certaines constantes profondes de la presse française. C’est énorme, déjà, bien sûr, dira-t-on. Mais ce que je voudrais surtout souligner, dans cet hommage, c’est que le champion de l’anticonformisme révèle, comme il est naturel, un conformisme ambiant d’une rare épaisseur. On peut lire le Crapouillot de deux manières : pour lui-même, indépendamment des réactions qu’il suscita ; on peut le lire aussi “en creux”, c’est-à-dire, en l’utilisant pour mesurer la virulence des mensonges, de l’acceptation horrible, de l’ignorance chronique et de la malhonnêteté invisible qui règnent et se reconstituent sans cesse dans la société française. Quand on voit l’évidence de ce que Galtier-Boissière était obligé de présenter comme des révélations scandaleuses, quand on voit que ces révélations scandaleuses ne révélaient en somme que notre vie quotidienne et notre histoire nationale dans ce qu’elles ont de plus banal, de plus facile à établir, on ne peut s’empêcher de penser que cet anticonformiste, qui avait le courage de passer pour un excité, ne demandait qu’une vie vaguement supportable : c’était la réalité qui exagérait et non pas lui.

En effet, la tolérance française à l’inadmissible, au ridicule, au girouettisme, rejette dans la minorité les citoyens capables de conserver même les plus humbles exigences dans l’ordre de la moralité et de la vérité. Etre simplement contre l’assassinat, ou la falsification ouverte et cynique de l’information, suffit à faire de vous une sorte de visionnaire frénétique d’une agressivité agaçante. Quand nous disons “le phénomène Crapouillot est spécifiquement français”, nous croyons nous complimenter nous-mêmes de notre esprit frondeur, mais ce compliment est à double tranchant : la nature du remède, et sa dose, permettent de mesurer l’étendue de la maladie. Disons-le : la France n’a jamais eu de presse.

Elle n’a jamais eu de presse, de même qu’elle n’a jamais eu vraiment de civilisation démocratique ancrée dans les mœurs, de même qu’elle n’a jamais eu de véritable habeas corpus. Et quand on n’a pas d’habeas corpus, on n’a pas non plus d’habeas mentem.