Le style et le talent
Par Jean-François Revel
Le Point, 13 janvier 1996
C’était le 5 décembre 1965. J’avais passé la soirée à regarder sur le petit écran les résultats électoraux du premier tour en compagnie de quelques faiseurs de livres. Vers onze heures, je leur dis : “Allons voir Mitterrand.” Je savais qu’il se trouvait au Cercle républicain, avenue de l’Opéra, pour y donner une conférence de presse. Arrivés, nous fendons la foule et je dis au candidat : “Je me suis permis d’amener quelques amis écrivains, désireux de vous féliciter.” Aussitôt, Mitterrand se redresse, comme offusqué : “Mais moi aussi je suis écrivain”, réplique-t-il. On l’aurait dit plus attaché à ce titre que fier d’avoir mis en ballottage le général de Gaulle.
La gloire littéraire est parfois celle que nos gouvernants convoitent le plus. Comment dénier à un homme d’Etat le don du style, surtout quand il vient de mourir ?
Mais qu’est-ce qu’un style ? Ce n’est pas seulement la correction élégante de la langue, l’aisance aimable ou mordante de l’expression. Le style, c’est plus, c’est un instrument langagier unique, créé par un individu, parce que seul apte à rendre compte d’une vision originale de la réalité : le préalable est donc que cette vision originale existe, et que d’un même mouvement elle invente le chant d’écriture, qui la rend communicable. Parmi les politiques, ceux qui ont un talent littéraire le manifestent avant et après l’exercice de charges publiques. Ce fut le cas de Chateaubriand, de Benjamin Constant, de François Guizot, d’Alexis de Tocqueville. On les aurait loués comme stylistes même s’ils n’avaient pas pris part aux affaires. Je ne suis pas sûr qu’il en fût allé de même pour Mitterrand s’il n’était pas devenu Président.
Et peut-être eût-ce été injuste, à cause d’un livre, le seul livre de lui qui ait, je crois, une chance de rester comme texte (et non pas seulement comme document historique) : “Le coup d’Etat permanent”, paru en 1964. Les autres sont, pour la plupart, des entretiens avec des journalistes ou des recueils d’articles qui, avec le recul, paraissent laborieux et entortillés. En revanche, “Le coup d’Etat” est inspiré, d’une seule coulée, dicté par une vision, une indignation devant ce paradoxe de notre temps et de notre Constitution que sont la possibilité et l’abus d’un pouvoir quasi absolu dans le cadre, cependant, d’institutions démocratiques. Argumenté avec vigueur, soutenu de ton, bien écrit, ce pamphlet non seulement stigmatise les défauts de la Ve République, mais prédit avec clairvoyance qu’ils s’aggraveront dans l’avenir. Prophétie d’autant plus juste que celui-là même qui l’avait faite s’est employé à la réaliser.
Bon tribun, mais pas grand orateur. Les discours de Mitterrand ne résistent pas bien à la lecture, alors qu’y résistent ceux des princes de l’éloquence, dont le miracle rythmé survole les siècles après que s’est éteinte la voix qui le porta.
Reste enfin l’auteur et acteur de dialogues, le Sacha Guitry des entretiens télévisés. Lui aussi concevait la pièce et distribuait les rôles autour de sa personne, dans le but exclusif de mettre en valeur ses dons de repartie. Mais l’admiration que suscitait sa virtuosité se trouvait mitigée par le sentiment gênant qu’il avait éliminé les gêneurs. Son ironie triomphait sans péril, face à des interlocuteurs choisis le plus souvent pour leur don d’acquiescer. On eût aimé voir ce que le dialecticien rusé aurait donné face à des contradicteurs qui ne se fussent pas abstenus de questions embarrassantes ni contentés de spirituelles esquives.
Le talent de Mitterrand fut celui, très français, d’un homme politique exceptionnel, exceptionnellement maître de sa langue. Mais ce très estimable talent d’utilisateur n’a jamais suffi à faire un style, même s’il façonne un ton, une personnalité et même un personnage.