Matthieu Ricard et son père dans les “Carnets d’un moine errant”
Matthieu Ricard, fils de Jean-François Revel, a publié ses Mémoires “Carnets d’un moine errant” (Editions Allary, 2021) l’automne dernier.
Le moine bouddhiste, qui est également écrivain (et photographe) à succès, parle de son père tout au long de ses passionnants Mémoires.
Avec l’aimable autorisation des Editions Allary, nous reproduisons ici les principaux passages où Revel est évoqué.
Page 47
“Mon père m’avait donné le goût de la rigueur intellectuelle. C’était un grand travailleur et un journaliste qui connaissait et vérifiait consciencieusement ses sources. S’il dirigeait encore aujourd’hui Le Point [sic], il se serait montré impitoyable envers les fake news et autres théories fumeuses. Il avait une mémoire étonnante et pouvait faire référence avec précision à un vaste nombre d’articles et de livres qu’il avait consultés. Né Jean-François Ricard, il prit un nom de plume un jour qu’il se trouvait à la terrasse d’un bistrot ave son grand ami l’historien Pierre Nora. Il souhaitait prendre un pseudonyme pour écrire des pamphlets égratignant des intellectuels de l’époque -il publia ainsi “Pourquoi des philosophes” ou “La Cabale des dévots”- sans que ces polémiques n’influencent ses élèves du lycée. Le bistrot s’appelait “Chez Revel”. Le nom était trouvé, Jean-François Revel.”
Page 57
“A l’époque de mes années à l’Institut Pasteur, il était de bon ton d’être trotskyste, et j’étais comme beaucoup inconscient des atrocités commises par les bolchéviques et leurs successeurs, tout comme des horreurs du régime maoïste. Il était même bien vu, parmi certains de mes jeunes amis chercheurs, de poser sur la table le “Petit livre rouge” de Mao, jusqu’à ce que Simon Leys, ami de mon père, publie en 1971 son ouvrage accablant sur le Grand Timonier, “Les Habits neufs du président Mao”, qui suscita pourtant des cris effarouchés de l’intelligentsia parisienne. […] Plus tard, dans les années 1970, au fil de mes voyages, j’informai mon père de toutes les atrocités commises au Tibet où un cinquième de la population finit par périr dans les camps de travaux forcés chinois, les laogaïs, et du “génocide culturel” qui y était perpétré. Il fut alors l’un des premiers penseurs à dénoncer sur les ondes, notamment lors de ses chroniques sur Europe1, la mainmise brutale du régime communiste chinois sur le Toit du Monde et l’absence de réaction de la communauté internationale. Plus tard,en 2000, il publia “La Grande parade”, ouvrage dans lequel il dénonçait l’étrange soumission de nombre de penseurs et d’hommes politiques français aux régimes staliniens et maoïstes.”
Page 71
[1972] “Lors d’un week-end chez mon père, dans sa maison de campagne au sud de Paris, en nous promenant en forêt, je lui fis part de mon souhait de partir vivre à Darjeeling après ma soutenance de thèse. Il resta un moment silencieux, visiblement ému et déconcerté, mais essaya de n’en rien laisser paraître. Il me demanda comment je pensais me débrouiller pour vivre. Je n’avais guère d’inquiétude à ce sujet, les choses se feraient d’elles-mêmes, lui répondis-je. De nouveau, il resta silencieux. Je lui suis infiniment reconnaissant de la compréhension et du calme dont il fit preuve; j’aurais eu beaucoup de peine à le contrarier ouvertement. J’avais fait de mon mieux pour honorer les efforts déployés par mes parents afin de m’offrir une éducation solide et une bonne situation. […] “Tout philosophe rêve d’avoir un fils scientifique”, disait mon père.”
Pages 86-87
En 1973, mon père profita d’un voyage au Japon pour s’arrêter en Inde et me rendre visite. Il atterrit à Calcutta et je le mis en relation avec mon ami Christian Bruyat, qui s’y trouvait pour faire prolonger son permis de séjour. Christian s’occupa de prendre les billets de train et servit de guide à mon père jusqu’à Darjeeling. Le voyage fut un peu mouvementé: des voyageurs avaient disposé des sacs de riz sur le toit et tiraient le signal d’alarme pour les décharger tranquillement à l’abord de leur destination. A la suite de leur petit périple, mon père garda Christian en amitié et ils se revirent en France. Mon père passa environ trois jours à Darjeeling. Il était descendu à l’Everest, un hôtel dans le vieux style anglais à une quinzaine de minutes du monastère environ par un chemin pédestre qui traversait la forêt et que j’empruntai alors chaque jour pour aller le chercher à l’heure du déjeuner, qu’il prenait avec moi, Kangyour Rinpoché et sa famille, qui lui offrirent un accueil chaleureux. En retour, lorsque ce fin gastronome se servir des momos tibétains, ces raviolis cuits à la vapeur qui, il faut bien le reconnaître, sont assez fades, il s’astreint à un poli: “Hum, c’est nouveau…” Kangyour Rinpoché quant à lui ne put s’empêcher de le taquiner: “Maintenant que vous êtes là, vous pourriez rester et Matthieu pourrait rentrer en France.” Il ne parut pas tout à fait convaincu, son intérêt pour le bouddhisme étant encore à cette époque pour le moins modéré. […] Ma relation avec mon père ne s’est jamais exprimée dans l’effusion; c’était plutôt la retenue, la réserve qui la caractérisaient. […] Nos relations furent toujours affectueuses, mais nous n’étions ni l’un ni l’autre très loquaces sur nos états d’âme. En y repensant, il me semble que mon père contenait ses sentiments intimes, ne souhaitant pas les laisser transparaître au grand jour, tandis que dans mon cas, je suis porté à une sérénité naturelle rarement troublée par des émotions tumultueuses. S’il était assez pudique sur le plan personnel, mon père pouvait se montrer fougueux dans les débats -en sus d’être un argumentateur redoutable- et il s’est fâché avec nombre d’intellectuels et de figures politiques, quitte parfois à se réconcilier avec eux quelques mois plus tard.”
Page 535
Tout commença par un reportage diffusé par Envoyé spécial au début de l’année 1996. Au cours de l’été 1995, une équipe vint au Népal pour tourner un reportage sur le “moine français”.” |…] Peu de temps après la diffusion de ce reportage sur France 2, le téléphone sonna au monastère de Shéchèn [Népal] où j’habitais. Le bureau du monastère venait juste d’obtenir une ligne téléphonique, un exploit à une époque où il était presque impossible de disposer d’un tel moyen de communication à Katmandou. L’appel venait de France. Une éditrice parisienne me proposa de but en blanc le projet d’un dialogue avec mon père, le philosophe Jean-François Revel. Ma première réaction fut de répondre: ” Demandez-lui ce qu’il en pense.” J’imaginais mal mon père, intellectuel et polémiste réputé, prendre le risque de dialoguer avec un moine bouddhiste, fût-il son propre fils. Le seul intérêt pour la spiritualité que je lui avais vu manifester jusqu’alors tenait dans les visites de vieilles églises romanes où il nous emmenait parfois pendant les vacances d’été, pour en admirer l’architecture, alors que ma soeur et moi aurions nettement préféré construire des châteaux de sable sur la plage.””
Page 540
“Début juin [1996], je rejoignis mon père dans sa propriété de Pleubian, en Bretagne du Nord, où nous enregistrâmes le chapitre de conclusion. Cette fois-ci, c’est moi qui souhaitais mener le débat afin de lui poser quelques questions essentielles. Sur la mort notamment, il me dit: ” Je pense qu’aucune plénitude n’est accessible. Tout être humain qui se sait mortel, qui ne croit pas à l’au-delà, ne peut pas éprouver un sentiment de plénitude. Il peut l’éprouver relativement à des objectifs provisoires, ce qui n’exclut pas un certain épanouissement. Mais je crois qu’il n’y a pas de solution complète au sens de l’existence, en dehors des grandes solutions transcendantes, qu’elles soient religieuses, parareligieuses ou politiques.”
Page 541
“Les enregistrements de nos dialogues [“Le Moine et le Philosophe”] furent rapidement transcrits. Mon père, dont la maîtrise de la langue française étaient incomparablement supérieure à la mienne, fit rapidement quelques corrections avec son stylo Waterman (il n’a jamais utilisé de machine à écrire, encore moins d’ordinateur), tandis que je m’échinai pendant un mois à améliorer un peu la présentation de mes interventions. Ma mère, qui lut le manuscrit, commenta: “Ton père est foutu! Il a perdu toute sa verve. Ce livre ne va pas marcher.” Fort heureusement, sa prédiction ne se réalisa pas et le livre connut un franc succès.”
Pages 542-543
“Sur la côte Est, nous fûmes invités à dialoguer à la Divinity School de l’Université de Harvard. Mon père s’était “échauffé” avant la conférence à l’aide quelques verres de Bloody Mary. Il énonça ses idées avec son brio et son intelligence habituels, mais il parla très lentement, bien que dans un anglais parfait. Il était fort apprécié dans les milieux intellectuels américains; plusieurs de ses ouvrages, “Ni Marx ni Jésus” en particulier, avaient d’ailleurs été des best-sellers aux Etats-Unis. L’audience était donc suspendue à ses lèvres. Je compensais par un débit plus enlevé lors de mes interventions. L’anglais était devenu la langue que j’utilisais le plus souvent avec le tibétain. Puis vint le moment des questions-réponses. Après quelques interventions convenues, une personne assise au fond de l’amphithéâtre demanda d’une voix forte: “Monsieur Revel, que pensez-vous de l’amour?” Mon père garda un instant le silence, entretenant le suspense, puis il se pencha en avant et, pesant chaque mot qu’il martelait accompagné d’un mouvement de l’index, il annonça: “Je suis totalement en faveur de l’amour.”
La conférence se termina sur un éclat de rire général, partagé par mon ami le tibétologue Gene Smith qui était assis au premier rang. Dans les coulisses, mon père me confia: “Avec les Américains, c’est facile, il suffit de raconter une bonne blague.” Avant le départ, il avoua à Vivian [Kurz]: “I love America.” “
Pages 695-696
“En 2006, je passai une année entière en retraite dans mon ermitage. Cette retraite fut cependant interrompue quelques semaines par un voyage en France afin de me rendre auprès de mon père qui s’éteignait à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Je pus ainsi passer les quinze derniers jours de sa vie auprès de lui. Il se montra calme et serein, ce qui n’était pas son trait dominant, et remerciait avec effusion tous ceux qui s’occupaient de lui.” […] Un matin, mon père me confia: “Je crois que je vais mourir.” Peu après il ajouta:”Nous sommes sur un bateau qui va en Argentine, n’est-ce pas?”” […] “La nouvelle fut annoncée le dimanche matin. Le soir, nous nous réunîmes chez mon frère Nicolas. Au journal de vingt-heures, le premier titre de l’information fut: “Le philosophe Jean-François Revel est mort. C’est peut-être l’un des derniers esprits indépendants qui s’en va. On se souviendra notamment de lui pour le dialogue qu’il fit avec son fils moine bouddhiste Matthieu Ricard, “Le Moine et le Philosophe”. Quelques images de notre rencontre suivaient. Je me fis tout petit, car, aux yeux de Claude [Sarraute], mon père avait fait “Le Moine et le Philosophe” pour me faire plaisir et ce livre constituait un “accident de parcours” dans sa carrière.”
(Merci à Jacques Faule pour le recensement et la retranscription de ces extraits)