Préface des philosophes français du XIXe siècle (extraits)
De Hippolyte Taine, Les philosophes français du XIXe siècle (1857).
Extraits repris dans le livre n°47 de la Collection Libertés de Jean-Jacques Pauvert, 1966.
« Notice pour la présente édition » par J-F Revel »
Rééditer du Taine peut paraître une recherche délibérée de l’échec. Les deux tentatives faites ces dernières années pour redonner à lire des textes de lui n’ont pas frappé bien fort le public. Nous sommes tous passionnés d’Art, aujourd’hui, mais les morceaux choisis de la Philosophie de l’Art parus en 1964 dans la collection « Miroirs de l’Art » chez Hermann, n’ont pas rameuté les foules ; plusieurs millions de Français vont chaque année en Italie, mais la réédition du Voyage en Italie dans la collection « Littérature » chez Julliard, en 1965, a posé plus de problèmes de stockage que de réimpression. Et cependant le Voyage en Italie est un livre exempt de toute armature pédantesque, dégagé de toute camisole idéologique : il est vie et vécu, et Taine, malgré l’image de magister à barbichette sous laquelle les simplifications de la photo nous l’ont transmis, y apparaît et s’y manifeste éminemment comme un écrivain « brillant ». Je mets cet adjectif entre guillemets puisqu’il ne veut pas dire grand-chose quant au niveau de l’oeuvre et s’applique aussi bien à Pascal qu’au chroniqueur mondain du moment. Mais je l’emploie néanmoins pour indiquer que si Taine n’est pas lu, ce n’est point qu’il nous décourage et nous dégoûte pendant la lecture mais, pour la plupart, qu’il nous arrête au seuil de la lecture. Une culture collective, prise à telle heure de l’histoire, est composée de préférences et de répugnances antérieures à toute lecture. Une culture « personnelle » (pour employer cette expression un peu tombée en désuétude) résulte d’une curiosité pour les auteurs que rien, à l’instant donné, ne vous invite à lire. Celui qui attend patiemment que « son époque » ait « redécouvert » un auteur fait partie de cette clientèle passive qui n’a jamais rien lu d’autre que ce que tout le monde a lu.
Les Philosophes français du XIXe siècle sont, à ma connaissance le seul pamphlet philosophique écrit en France au XIXe siècle, avec, peut-être, les Philosophes salariés de Ferrari. La première édition date de 1857 : c’est le texte que nous donnons. Plus tard, Taine remania quelque peu son ouvrage, et en modifia le titre, qui devint les Philosophes classiques du XIXe siècle en France. Nous reprenons, toutefois, de l’édition de 1888, la préface, dans laquelle Taine devenu académicien et réactionnaire -n’ayant pas pu, comme tant d’autres écrivains libéraux surmonter l’humiliation de 1870-1871 et la frousse inspirée par la Commune autrement qu’en condamnant rétroactivement la Révolution- évoque la période de sa jeunesse où il écrivait les Philosophes français d’une manière qui peut contribuer à éclairer le lecteur.
Nous ne reproduisons pas la totalité du texte, et je tiens là-dessus à m’expliquer. On sait qu’en 1964 fut violemment contestée l’honnêteté de ce qu’on appelle, en simplifiant, la culture de poche. Il fut reproché aux éditeurs es collections de poche de tronquer les textes.
Je ferai observer à ce sujet que les extraits, morceaux choisis, anthologies, etc… ont toujours existé. Ce qui est malhonnête, c’est de tronquer des textes sans le dire. Mais si on le dit, je ne vois pas pourquoi il serait moins honnête de le dire pour 3 F que de le dire pour 20 F.
Lorsque le pocket-book fit son apparition aux Etats-Unis, sous ces couvertures bariolées et de mauvais goût qui risquaient de le faire confondre avec toute une production traditionnelle de sous-littérature, il importait de signaler en gros caractères que l’oeuvre était « complete and unabridged ». En effet, il avait toujours existé une industrie qui consistait à raccourcir les romans célèbres tout en les récrivant dans un style simplifié, notamment à l’usage de la jeunesse (voir Robinson Crusoë ou Don Quichotte). Cette situation commandait que désormais aucune confusion ne fût possible entre les produits de cette édition et les nouveaux pocket books*.
Différente est la situation actuelle, surtout en ce qui concerne la collection Libertés dont il n’est pas outrecuidant de dire qu’elle ne ressemble pas aux autres, tant par la présentation que par le contenu ; Ce qui est condamnable, c’est la coupure inavouée, mais je ne vois pas pourquoi on devrait se priver de donner au public la possibilité de prendre contact avec les Philosophes français du XIXe siècle sous prétexte de ne pas sacrifier les quelques 40 % du texte qui datent incontestablement ; Pour éviter toute accusation d’escamotage, nous imprimons en fin de volume l’intégralité de la table des matières : le lecteur pourra ainsi se rendre compte de ce que nous avons retranché et de ce que nous avons conservé, les titres des parties supprimées étant composés en italiques. Si l’expérience réussit, il appartiendra à l’édition française de procurer une édition savante et complète d’un livre qui reste un document inestimable sur la vie intellectuelle et universitaire de notre pays au siècle dernier et qui de plus n’est pas seulement un document, mais, par sa qualité, appartient à la littérature.
Je saisis cette occasion pour rappeler qu’au catalogue de la collection Libertés figurent plusieurs textes qui étaient introuvables sur le marché français quand nous les avons repris : la Lettre sur les sourds et les muets de Diderot (dans les Ecrits Philosophiques, n° 3), L’Eglise et la République de France, les Dialogues sur la religion naturelle de Hume, la Belle France de Darien, la Vérité en marche de Zola, Racine et Shakespeare de Stendhal (qui existait dans la Pléiade, mais pas en volume séparé), des textes de Bakounine, la Trahison des clercs de Benda, le Discours vrai contre les chrétiens de Celse, Français, encore un effort, de Sade (n’existait pas sauf dans l’édition interdite de la Philosophie dans le boudoir), la Mort de la Morale bourgeoise de Berl, les Francs-Parleurs de Vallès, les Philosophes à vendre de Lucien, Des Jésuites de Michelet et Quinet, les Aphorismes de Lichtenberg, le Clavecin de Diderot de René Crevel et le Déshonneur des poètes de Benjamin Péret. Il faudrait, pour être équitable, ajouter à cette liste le Benjamin Constant. Plusieurs des extraits qui y figurent n’avaient pas été réédités depuis le XIXe siècle, même dans les deux précieux volumes des Ecrits et discours politiques, également établis, aux Editions J-J. Pauvert, par M. Posso di Borgo. Entre le moment où cette préface est écrite et celui où elle paraîtra, auront également revu le jour L’Homme machine de La Mettrie, les Quarante médaillons de l’Académie de Barbey d’Aurevilly, Leur morale et la nôtre de Trotsky, un choix d’articles de La Lanterne de Rochefort.
Parmi ces textes auparavant introuvables que je viens d’énumérer, soit 22 numéros du catalogue sur 46, un seul, le Darien, comporte des coupures, dont nous nous expliquons dans la préface. D’autres, -Bakounine, Vallès, Lichtenberg, Lucien, Rochefort sont des Anthologies de textes, brefs ou longs : discours, articles, essais, dialogues, maximes, etc…. dont on peut toujours discuter la sélection mais qui, en tant que tels, sont complets. Bref, cela fait presque un livre introuvable sur deux, sans parler des inédits. On voit que nous avons bien mérité de la Caisse des Lettres, puisque le rôle de celle-ci est notamment de veiller à ce que les classiques ne manquent pas en librairie, et nous avons d’autant mieux mérité d’elle que nous l’avons aidée dans cette mission à titre entièrement gracieux et sans son concours.
Revenons à Taine, pour terminer, en rappelant qu’en janvier 1857, quand il publie les Philosophes français du XIXe siècle, il a vingt-huit ans. Reçu premier à l’Ecole Normale, il avait été ensuite collé à l’agrégation de philosophie pour idées non conformes à la philosophie du jour et s’était vu proposer un poste de professeur de sixième. Démissionnaire, il avait gagné sa vie en travaillant dans divers cours privés. Ayant après cela, tenté de présenter une thèse de doctorat sur la sensation, il n’avait trouvé aucun maître du moment qui acceptât de la patronner. Il fit alors sa thèse sur La Fontaine et ses fables, qu’il dut édulcorer passablement pour la faire admettre, puis l’essai sur Tite-Live. Les Philosophes français eurent un retentissement énorme, salués entre autres par deux longs articles de Sainte-Beuve dans le Moniteur mais ce retentissement même écarte définitivement Taine de l’Enseignement supérieur. Il ne le réintègrera que par la bande, hors de l’Université proprement dite, dix ans plus tard, lorsqu’il fut chargé de son fameux cours à l’Ecole des Beaux-Arts, d’où sortira la Philosophie de l’Art. Dans l’intervalle, Taine compose son monument sur la littérature anglaise, qui date donc d’un siècle. C’est d’ailleurs l’ouvrage le plus récent qui existe en français sur la littérature anglaise.
* Aucun rapport avec les Penguin-Books anglais, légèrement antérieurs aux pocket-books américains, mais qui au départ ne prétendaient à aucun succès populaire.