Solidarité à sens unique
Par Jean-François Revel
Le Point, 7 janvier 1995
Chaque Français doit s’interdire l’amalgame entre les meurtriers du GIA et les millions de musulmans qui vivent en France, surtout ceux qui sont de nationalité ou d’origine algériennes. Ce serait odieux et trop facile. La responsabilité collective est le degré le plus vil de la morale. C’est justement ce dévoiement de la conscience qui inspire les assassinats du GIA, visant à frapper la France à travers quelques Français sans défense, comme il inspirait les exécutions d’otages par les nazis.
Nul historien du droit ne l’ignore : plus une société se civilise, plus la responsabilité s’y individualise et s’y proportionne à l’intention. Le respect des êtres humains l’exige. Mais l’équilibre indispensable à toute société exige aussi que ce respect soit mutuel. Les musulmans français ou résidents doivent eux aussi comprendre l’état d’esprit devant les crimes du GIA des citoyens français d’autres religions, traditions ou origines. On est tout disposé à croire que, dans leur immense majorité, comme nous le répètent leurs porte-parole de la Grande Mosquée de Paris ou autres lieux, ils réprouvent les forfaits du GIA. Mais on souhaiterait les entendre les condamner de façon un peu plus explicite. Cette prise de position nous réconforterait. Hélas ! dans les réactions que les médias recueillent, après chaque tragédie, comme dans les conversations privées de chacun de nous dans son quartier, on entend les musulmans surtout éluder avec soin l’expression de toute opinion nette sur les agissements du GIA ou du FIS. Cette neutralité ostensible ressemble de façon inquiétante à une semi-approbation.
Certes, on peut excuser ces observateurs si réservés en alléguant qu’ils craignent des représailles. En effet, il est notoire que les banlieues sont noyautées. Il s’y cache même des armes – des revolvers et jusqu’à des mitraillettes. Mais la complicité passive n’est guère un moyen d’en prévenir la diffusion. Il est triste de constater que les Algériens libéraux vivant en Algérie ou réfugiés en France, c’est-à-dire ceux dont la vie est vraiment en danger, sont à peu près les seuls à condamner sans équivoque les violences du GIA et le fanatisme du FIS. Les femmes, notamment, se montrent souvent avec éclat les plus courageuses. Pourquoi les musulmans français ou fixés depuis longtemps en France ne leur apportent-ils pas davantage appui et réconfort ?
On eût aimé, en août, quand furent tués à Alger cinq Français dépendant de notre ambassade, entendre de la bouche de Maghrébins établis sur notre sol quelques mots de compassion pour les victimes. Au lieu de cela, ceux, du moins, à qui s’ouvrirent micros et télévisions ne parlèrent que pour protester contre l’internement, dans l’Aisne, de suspects proches du GIA. Le gouvernement rétablissait le “délit de faciès”, vociférèrent-ils. Ces ritournelles de la récrimination, étrangement identiques à Lille, Lyon, Paris, Marseille ou Mantes, leur étaient-elles soufflées par nos apparatchiks de l’antiracisme ? Est-ce du racisme que de chercher à démanteler sur notre territoire les réseaux du FIS ou de toute autre organisation subversive ?
L’antiracisme est la simple expression de notre devoir de solidarité à l’égard de nos concitoyens musulmans et des résidents de même confession. Mais la solidarité s’essouffle quand elle s’exerce trop longtemps à sens unique. Si les ennemis de la France ne sont pas considérés comme ennemis par tous ceux qui ont adopté la nationalité française ou la résidence durable sur notre sol, leur refus d’épouser clairement les causes nationales risque de provoquer, à la longue, de nouvelles fractures. Et ce, au sein d’un corps social qui n’en compte d’ores et déjà que trop.