Jean-François Revel

Jean-François Revel : « La France est sur-étatisée mais sous-gouvernée »

Interview parue dans Le Figaro du 15 février 1996.

Nous devons beaucoup à Jean-François Revel : une anthologie de la poésie française, de jolis essais sur Proust, un petit précis sur le bien-manger, des analyses politiques percutantes, des chroniques dans Le Point et bien des ouvrages qui témoignent de son insatiable curiosité. Des classiques aussi ; Pourquoi des philosophes ? Histoire de la philosophie occidentale, La Tentation totalitaire, Le Regain Démocratique.
Normalien, agrégé de philosophie et journaliste, son itinéraire intellectuel est un exemple à méditer en cette époque incertaine. Esprit subtil et essayiste pointu, il ne peut laisser indifférent. Dans quelques mois, il publiera ses mémoires. En attendant, il a accepté de répondre aux questions du Figaro.

LE FIGARO. Crise sociale, hostilité aux réformes, blocages divers, qu’est-ce qui ne va pas en France ?

Jean-François REVEL. On entend dire que les Français sont ouverts aux réformes, à condition qu’on s’efforce de leur expliquer. C’est une illusion complète. Quand, durant la campagne des présidentielles, Jacques Chirac parlait de réformes visant à réduire la fracture sociale, les Français comprenaient qu’ils allaient être noyés sous une pluie de subventions. Les réformes qui visent une réduction des déficits publics ou des déficits sociaux, ils ne les comprennent pas du tout.

Pour vous, qu’est-ce que la fracture sociale ?

Il n’y a pas une mais deux fractures sociales en France. D’une part, une fracture sociale entre ceux qu’on appelle les exclus et ceux qui ont un travail. D’autre part, une fracture au sein de la France qui a un travail, entre le secteur protégé et le secteur exposé, autrement dit entre les services publics et le secteur privé.

Or les réformes dont nous avons besoin concernent le secteur public. On dit que le plan Juppé sur la Sécurité sociale est la seule chose qui soit sortie intacte de la vague de grèves. Ce n’est pas vrai : le seul volet qui subsiste est celui qui concerne les travailleurs privés. Il n’a pas été question une seconde de toucher aux régimes spéciaux. Mais, si on ne touche pas aux régimes spéciaux, on ne peut rien obtenir en matière de réduction des déficits sociaux.

Pourquoi est-ce que les réformes ne sont pas acceptées ? On a parlé d’un manque de concertation ?

Si les réformes ne sont pas acceptées, ce n’est ni à cause d’un manque de dialogue ni à cause d’un déficit d’explications. C’est parce que ceux qui bénéficient de privilèges connaissent parfaitement leur situation. Inutile de leur expliquer. Ils savent parfaitement qu’ils ne veulent pas y renoncer. Ils veulent que les contribuables du secteur libre continuent à payer les déficits du secteur protégé. L’idée d’un manque de dialogue de la part du gouvernement relève de la mythologie de la communication.

Qu’est-ce qu’un privilège en 1996 ?

La notion de privilège est assez étrange. Quand on parle de privilège, dans le vocabulaire moderne, qui est un vocabulaire de l’enveloppement, où on ne nomme jamais les choses par leur nom, on dit, pour parler des gens qui ont un revenu élevé, les privilégiés. Or, la notion de privilège, ce n’est pas ça. Un privilégié est quelqu’un qui bénéficie d’un avantage payé par quelqu’un d’autre.

Il y a tout de même eu une totale incompréhension ?

Si le gouvernement n’a pas été très bon dans sa communication, les bastions corporatistes, eux, sont formidables. Il ne faut pas comparer l’employé de la SNCF qui gagne 7.000 francs par mois à un PDG d’une grande entreprise qui gagne 800.000 francs par mois. Ce qu’il faut comparer, c’est le travailleur de la SNCF qui gagne 7.000 francs au travailleur du privé qui gagne 7.000 francs. L’employé de la SNCF peut partir après 37,5 ans de travail avec le salaire le plus favorable de la dernière année d’activité. Et si, par hasard, il prend une retraite anticipée, il ne perd que 20% de sa retraite, alors qu’un travailleur du privé en perd la moitié. C’est cela un privilège.

Depuis des années, on dit que notre société est bloquée. Il faut pourtant que la situation se débloque un jour ?

Lorsque les bloqueurs s’obstinent jusqu’à la dernière minute possible, la réforme n’intervient qu’avec la faillite. Ce n’est plus une réforme, c’est la catastrophe finale. C’est un petit peu ce qui s’est passé en Union soviétique. Gorbatchev n’a décidé de faire des réformes qu’à partir du moment où il était trop tard pour les faire. Le système avait déjà complètement fait faillite.

Qui est fautif ? L’État, l’administration, les hommes politiques, les lobbies ?

La véritable raison, c’est qu’un certain nombre de bastions, exactement comme les armées levées par les indépendantistes corses, ont l’arme absolue. La souveraineté nationale n’a plus de pouvoir. L’Assemblée nationale vote une loi sur la proposition du gouvernement, donc, en principe, elle a force de loi et elle doit être respectée. Mais, aussitôt, vous avez une corporation particulière qui dit : moi, ça m’est égal, je ne la respecte pas votre loi. Et elle bloque tout le pays. Le gouvernement capitule parce qu’il s’est privé de tout moyen de rétorsion, à moins d’envoyer la force armée.

Des actes criminels – commis par les marins-pêcheurs qui ont brûlé le parlement de Rennes il y a deux ans, par les agriculteurs qui ont brûlé des camions espagnols sur l’autoroute du Midi – ne sont pas punis. Et on prétend ensuite que les banlieues sont les seules zones de non-droit ?

C’est donc l’État qui ne fonctionne pas.

Il y a un paradoxe : un pays peut être énormément étatisé sans être gouverné. La France est un pays sur-étatisé mais sous-gouverné. Comme l’était l’Union soviétique, où l’État était partout, mais où aucune décision n’était jamais appliquée. Au contraire, les pays qui fonctionnent sont des pays où l’État est mince, et où le gouvernement est efficace. Comment résoudre ce problème en France où le gouvernement n’a plus aucun moyen d’agir, puisqu’il a remis certains monopoles entre les mains de corporations qui ont des capacités de blocage absolues.

En France, on ne parle plus que de prévention, de dialogue, de commissions. Tout cela vous paraît-il utile ?

Je crois que les coupables sont les politiques, y compris les parlementaires. Parce qu’ils ont oublié que gouverner c’est décider. On ne peut pas gouverner sans rencontrer de résistance et se faire des ennemis. C’est le principe même d’une société démocratique. Une société démocratique n’est pas une société homogène. Par conséquent, vous devez arbitrer entre des intérêts qui sont souvent en conflit les uns avec les autres, vous ne pouvez donc pas être applaudi par tout le monde. A partir du moment où vous voulez être applaudi par tout le monde, vous ne pouvez plus gouverner.

Les élites françaises portent-elles une responsabilité dans ce dysfonctionnement de l’Etat ?

On met tout sur le dos des énarques, alors qu’en réalité, si les énarques ont parfois trop de pouvoir, c’est parce que les politiques ont horreur de décider. Je ne crois pas qu’il y ait une crise des élites en France. On en fait des boucs émissaires. Les élites, depuis vingt ans, publient des livres et des articles qui décrivent très bien la faillite française. On fourmille de rapports très complets sur ce qu’il faudrait changer. Le rapport de l’Igas concernant les activités de l’ARC date de plus de huit ans, et c’est seulement maintenant qu’on le sort ?

On en revient à votre livre sur le mensonge. Les coupables ce sont les gens informés qui se taisent ?

Prenons l’exemple des associations et des abus que la loi française leur permet. C’est au départ, une loi généreuse et démocratique, dans laquelle se sont engouffrés toutes sortes de combinards qui se débrouillent pour faire déclarer leur association d’utilité publique, qui avec l’amitié d’un ministre ou d’un président de la République, obtiennent des subventions, sans que rien ne soit jamais contrôlé. Jusqu’au jour où éclate un scandale épouvantable. Tous les systèmes de détournement de fonds ont été parfaitement décrits par Louis Bériot, François de Closets, dans des rapports de la Cour des comptes, dans des rapports des cours des comptes régionales. Ce sont les hommes politiques qui n’ont rien décidé.

Les hommes politiques sont pour vous les principaux responsables ?

Pendant les grèves, il était question de fermer 6000 kilomètres de voies de chemin de fer déficitaires. Des lignes qui coûtent 900 francs au contribuable alors que son billet coûte 12 francs ? Devant le tollé des syndicats qui affirmaient que l’on portait atteinte à la notion de service public, Bernard Pons, ministre des transports, a déclaré à la tribune de l’Assemblée nationale qu’il n’avait jamais été question de fermer les lignes secondaires. Les députés se sont levés et ont applaudi comme des fous. Parce que chacun dans sa circonscription a une ligne déficitaire. Or, le rôle du député n’est pas de défendre sa circonscription, il est de défendre l’intérêt national. Pour défendre les circonscriptions, il y a des maires, des conseillers généraux. Le député doit se placer, lui, du côté de l’intérêt général.

De tout ce que vous dites, il ressort très nettement qu’il y a un problème d’application de la loi dans ce pays.

Oui. Les citoyens français sont « catégorisés ». La défense des droits des citoyens est devenue la défense des droits d’une profession en particulier, de ses privilèges.

L’exemple de la réforme de l’université est tout à fait symptomatique à cet égard. Dans les commissions de réflexion, d’ouverture et de dialogue, un mot a été banni de la discussion : le mot sélection. Quand on ne peut même plus évoquer un problème sous peine de mettre le feu aux poudres, il est curieux que l’on parle d’un peuple orienté vers la réforme. Et que demandaient les étudiants lors des troubles de novembre dernier ? D’abord plus d’argent, ensuite un statut social de l’étudiant, qui signifiait leur prise en charge totale par l’État. Nous retrouvons, là encore, ce phénomène d’inconscience du fait que l’argent que l’on donne aux uns vient du portefeuille des autres. La dérobade devant la réforme et l’incapacité de changer d’idées me paraissent être aujourd’hui les problèmes les plus alarmants.

Lorsque l’on évoque la réduction du temps de travail comme devant permettre la réduction du chômage, on butte toujours sur le refus des baisses de salaire de la part des syndicats. C’est un autre aspect de la mentalité française actuelle : nous sommes sortis de la logique de la création pour entrer dans la logique de la subvention.

Comme, d’autre part, l’habitude a été prise de considérer comme tout à fait normal de résister par la violence à toute réforme, il va être très difficile de s’en sortir.

On a l’impression qu’on se contente de bonnes formules. Ces derniers temps, quand on ne parle pas de la pensée unique, on parle de la fracture sociale, de l’énarchie. Lorsqu’une formule fait mouche, on ne cesse de la répéter ?

Nous vivons dans une culture de la répétition. Le moindre mot, la moindre formule ont aussitôt une diffusion considérable. Vous entendez parler de dialogue absolument partout, alors qu’il n’y en a pas du tout. De médiation, alors que les médiateurs, s’ils ne donnent pas raison au camp du plus fort, sont immédiatement évincés. De fracture sociale, alors qu’on ne sait plus du tout ce que c’est !

On dresse des constats, des états des lieux, mais on ne va jamais plus loin ?

Et encore le constat n’est-il dressé que par une minorité. C’est pour ça que je trouve injuste d’accuser ce que Crozier appelle les élites, parce que leurs constats ont eu une diffusion considérable. Mais on s’aperçoit que ça n’est suivi d’aucun effet. Ne pas pouvoir tenir compte des analyses, c’est aussi un signe de décadence.

Pourquoi ce refus de voir la réalité en face ?

Prenez la question de l’immigration. Pour éviter le racisme, il faut réguler l’immigration. Car si vous estimez que les droits de l’homme autorisent tout le monde à s’installer sur le territoire français, vous fabriquez de nouvelles banlieues à problèmes de manière délibérée. Si on vous traite de raciste et qu’on vous compare à Hitler parce que vous dites ça, alors vous vous taisez, mais ça n’est pas ça qui arrangera le problème. Ca donnera l’occasion de très beaux discours à des professionnels de l’humanitaire inefficace, mais c’est tout. D’autant que certaines organisations vivent de l’indignation, c’est inévitable. Pour certains, la non-solution des problèmes, c’est l’avenir.

A propos du malaise de la jeunesse, vous avez déjà dit que l’État n’était pas là pour vendre un idéal. Comment ressentez-vous ce malaise de la jeunesse ?

Quand on parle de malaise de la jeunesse, qu’est-ce qu’on veut dire ? Que la jeunesse trouve qu’on ne résout pas ses problèmes à sa place. Il y a une expression charmante parmi celles que l’on emploie à notre époque. On dit d’un élève qui ne réussit pas à l’école qu’il est en échec scolaire. Comme si l’échec scolaire était un phénomène anonyme, comme une inondation, comme la scarlatine. De fait, dans toutes les discussions à ce sujet, on met en cause les locaux, le nombre de professeurs, mais on oublie de dire que, pour réussir ses études, il faut travailler. On n’entend jamais parler du désir d’apprendre.

Il faudrait quand même savoir dans quelle civilisation nous avons choisi de vivre. Depuis les civilisations antiques, on a toujours insisté sur la conquête de l’autonomie de l’individu. Chacun conquiert sa propre vision de la réalité, sa propre morale. On ne peut pas, en même temps, demander à l’État de vous fournir une philosophie, une morale et de vous prendre en charge ? Heureusement que l’État ne propose aucun idéal à la jeunesse, seuls les États fascistes proposent un idéal à leur jeunesse.

Il y a une sorte de « politically correct » à la française ?

Le politiquement correct revient à ne rendre personne responsable de ses actes. Il s’agit d’une tendance à la déresponsabilisation. Par exemple, s’il faut venir en aide à des populations réduites à la misère, il n’en reste pas moins que l’on doit reconnaître qu’elles portent parfois une certaine responsabilité. Si on s’est embourbé dans des guêpiers comme en Somalie, c’est parce qu’on n’a pas voulu admettre que si les Somaliens mouraient de faim c’était parce que les chefs des bandes détournaient l’aide alimentaire pour la vendre au Kenya contre des armes !

La déresponsabilisation, c’est considérer qu’il n’y a que des victimes, sauf le gouvernement, sauf Chirac, sauf Juppé.

Le problème de l’immigration se pose dans les mêmes termes. Je suis Marseillais. J’ai grandi dans une ville d’immigration. Les parents de mes petits camarades de classe parlaient à peine le français. Mais je peux vous garantir qu’ils étaient d’une sévérité extrême avec leurs enfants à propos des études. Le problème des banlieues, aujourd’hui, c’est que les parents ne s’intéressent absolument pas aux études de leurs enfants. D’autre part, pour que les professeurs commencent à réagir en cas de coups portés par les élèves, il faut vraiment que les limites du supportable aient été dépassées. Avant cela, ils considèrent que leurs élèves ne sont pas responsables, que ce sont de pauvres victimes.

On vous dit que les garçons des banlieues se braquent à cause de l’attitude des policiers, et que c’est pour cela qu’ils s’attaquent aux supermarchés ou aux habitants de leurs quartiers. Mais, quand ils dégradent les autobus, ça n’a rien à voir avec la police ! Et, quand ils se plaignent de ne plus avoir d’autobus pour aller à Paris, personne n’a le courage de les engueuler !

« Les Français ont un besoin assez inexplicable de légendes et de mythes. Aussi longtemps que nous nous contenterons d’adorer les chefs d’État, nous serons des primitifs de la politique. » Vous écriviez cela en 1986. Est-ce toujours vrai en 1996 ?

Un Américain, tout en ayant beaucoup de respect pour son président, considère qu’un dirigeant politique est toujours son employé. Il ne perd jamais de vue que c’est lui qui le paie. Son argent ne doit pas être dilapidé. En France, on ne conçoit pas qu’un homme politique, y compris le président de la République, incarne la souveraineté nationale, mais qu’il a en plus le devoir d’accomplir la tâche pour laquelle il a été élu. Travail dont nous avons le droit de contrôler le sérieux, l’efficacité. Or, en France, la vocation idolâtrique l’emporte, comme on l’a vu encore à la mort de François Mitterand. Qu’un deuil prenne de telles proportions d’hystérie funéraire, y compris chez ses adversaires, c’est tout de même très étonnant.

Il y a chez les Français un manque d’éducation démocratique. Le peuple ne pense pas vraiment qu’il est me maître à travers les institutions. C’est pourquoi les manifestations violentes ont tant d’importance. Elles sont une compensation. Le pouvoir est dans la rue, le pouvoir c’est la grève, le pouvoir ce sont les défilés. Alors qu’en fait le peuple a déjà le pouvoir par la voie électorale. Mais il pense qu’à partir du moment où les dirigeants sont en place, ils deviennent presque des dictateurs d’un pays totalitaire.

C’est pourquoi, dans une certaine mesure, je crois que les systèmes de la IIIème et de la IVème Républiques étaient, de ce point de vue, préférables parce qu’ils permettaient d’éviter toute sacralisation de qui que ce soit. Ce qui rend le système présidentiel français dangereux, c’est qu’il conduit à la canonisation d’un homme qui se trouve au-dessus du droit. Or il n’a jamais été dit dans la Constitution que le fait d’être élu au suffrage universel vous place au-dessus du droit. Les Français, qui se voient souvent comme un peuple frondeur, sont aussi le peuple le plus conformiste.