Jean-François Revel, autoportrait d’un réfractaire
Par Michel Crepu, La Croix, 20 janvier 1997
L’auteur de “Pourquoi des philosophes ?” publie ses mémoires. L’autoportrait acide et libre d’un esprit qui ne s’en laisse pas conter. A lire d’urgence. Mémoires – Le voleur dans la maison vide de Jean-François Revel. Plon, 649 p.
On ne peut être intelligent que libre. Or si les chemins qui mènent à la bêtise sont innombrables – surtout lorsqu’on a l’impression du contraire -, celui qui mène à la liberté semble bien étroit. Ou pour mieux dire, selon une forte expression de Jean-François Revel, ici présent, “facultatif”. L’usage d’un tel terme, dans la bouche de cet ancien élève des jésuites, pourrait valoir – enfin presque – comme une définition du libre arbitre et l’excellent P. Nicolet auquel l’auteur de ces Mémoires, son ancien écolier, rend un vibrant hommage ne l’eût sans doute pas désavoué.
On ne dira donc jamais assez de bien de la Compagnie de Jésus, lorsqu’elle accouche de tels numéros. “Voltairien jésuite” : qui dira mieux que ce combiné dont Jean-François Revel a fait, pour sa vie, non une doctrine mais une manière d’être, un style, en tout cas quelque chose de tout à fait étranger à une quelconque sorte de fétichisme moral et mental, tenant lieu de conception de la vie à la place de l’expérience même ?
Se mentir à soi-même
Il y a peu de choses dont un homme puisse ici-bas décider, sauf l’essentiel, à savoir se mentir à lui-même. Ce XXe siècle qui s’achève se sera révélé, sur ce point, d’une prodigieuse fécondité. Une mine d’or pour quiconque prétend s’instruire sur la nature humaine et son penchant irrésistible à la servitude. Pour l’avoir compris, Jean-François Revel n’aura sans doute pas perdu ce temps qu’il craint tant de perdre. Encore faut-il savoir le perdre quand même un peu, ne serait-ce que pour mieux connaître sa propre région de ténèbre.
C’est ainsi qu’après la guerre effectuée dans les rangs de la Résistance, après des études de khâgneux “ulmien” honorablement désinvolte dans la conduite de ses ambitions intellectuelles, Revel raconte qu’il devint, contre toute attente, un disciple de Gurdjieff. Gurdjieff, espèce de Tatar mystique aux yeux globuleux qui avait le talent de rouler dans la farine une quantité de gogos pourtant bien équipés au plan cervelle…
Comment imaginer le Revel que nous connaissons aujourd’hui, ce déchiqueteur implacable des nouvelles formes de la bigoterie idéologique dont s’enchante notre société, comment imaginer qu’il ait pu s’asseoir aux pieds d’un tel jobard de l’ésotérisme ? Tout l’extrême intérêt de ces volumineux Mémoires réside dans le constat et l’exploration clinique d’un tel paradoxe. Et que l’on ne croie pas qu’il s’agisse ici d’une de ces leçons a posteriori dont se gobergent souvent les repentants furieux. L’humour épatant de Revel nous en dispense bien heureusement et c’est autant de gagné pour notre gouverne.
Une image facile, courante, pèse sur Revel : un ancien intellectuel de gauche reconverti aux mérites du néolibéralisme ; un obsédé du péril communiste qui n’aurait pas vu venir ce qui est finalement venu. Images, clichés, fiches de police : cela contente toute une partie de la population, petite il est vrai par la quantité, mais importante par son poids d’influence. La France intellectuelle, il faut le savoir, est un pays où la terreur de passer pour “réac” oblige à raser interminablement un mur mental pour se protéger, dans la honte et la culpabilité, d’un tel reproche.
Or il se trouve que Revel est quelqu’un qui n’aura pas voulu vivre de la sorte. On peut relire aujourd’hui l’un de ses premiers essais : Pourquoi des philosophes ? paru en 1957 et que réédite heureusement parmi d’autres ouvrages “Bouquins”-Laffont : l’auteur y brocardait joyeusement, mais sérieusement, les nouvelles baudruches montantes de la psychanalyse et du structuralisme. Au relu, on s’aperçoit qu’un tel livre vaut moins aujourd’hui pour la critique qu’il y mène de ces diverses disciplines que pour la superstition intellectuelle inouïe dont elles firent l’objet.
A quoi cela tenait-il donc ? Ce n’est pas l’objet de tels Mémoires que de répondre à une si mystérieuse question, mais on saura gré à Revel de la poser aussi nettement qu’il est souhaitable.
N’aurait-il été qu’essayiste à succès, l’auteur du fameux Ni Marx ni Jésus et de l’exquis Sur Proust, l’antigaulliste du Style du général et de La Connaissance inutile, l’une des plus pénétrantes analyses du refus de penser le phénomène totalitaire, Revel mériterait toute notre estime. Le talent de l’essayiste s’accroît de son expérience à la fois d’éditeur, ami et collaborateur de René Julliard, Robert Laffont et Jean-Jacques Pauvert, et journaliste à France Observateur d’abord (l’ancien Nouvel Obs), à L’Express ensuite et au Point. Il raconte tout à la fois sa première lecture du célèbre Papillon en même temps que le récit de son passage directorial à L’Express, de ses démêlés avec l’indécis Raymond Aron et l’invivable Jimmy Goldsmith.
Tout cela est bien passionnant pour qui cherche à comprendre comment les choses “se font” dans cet univers qu’on appelle désormais de la “communication”, comme si le travail de l’information journalistique se résumait à la gestion d’une bonne agence de publicité. Passionnant encore parce que l’itinéraire de Revel est celui d’une équation intellectuelle qui n’aura trouvé que peu à peu les chemins de sa résolution, entre l’attachement à une certaine idée de la gauche et la nécessité de passer outre à la loi du silence sur la question totalitaire, de sortir de l’anti-américanisme dont Jean-Jacques Servan-Schreiber avait voulu lui-même sortir en publiant naguère Le Défi américain. Les pages que consacre Revel au personnage de François Mitterrand, exactement de la page 384 à la page 396, constituent de ce point de vue un modèle du genre.
Un solitaire volontiers convivial
Non qu’il s’agisse de l’éreintement d’un déçu mais bien pire : l’analyse lucide et raisonnée de l’itinéraire d’un homme pour qui la politique ne fut qu’un instrument, jamais le support d’un dessein autre que purement tactique. On lira encore, réprimant à grand mal l’irrésistible fou rire, le récit de sa seule et unique expérience de candidat à la députation, sous l’étiquette de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FDGS) ; de même que l’on se régalera – l’on sait Revel fin gourmet – à la lecture du dîner chez Balladur et de la façon dont l’auteur rhabille définitivement pour l’hiver ce petit pédant d’Alain Minc.
Au total, quelle figure se dessine-t-elle au terme de ces 649 pages ? Celle d’un solitaire volontiers convivial mais dont le rasoir tranche sans fausse pudeur ; un honnête homme cultivé et libertin, ne craignant ni la citation latine d’un amoureux du meilleur de la bibliothèque ni d’afficher sa nette préférence pour le doux jardins d’Epicure. Il y a du Mirabeau chez cet homme ayant gardé ses coutumes d’autrefois sans se départir d’une réelle passion pour le spectacle contemporain. Un réfractaire obstiné : aux faux mystères dont s’enveloppe la bêtise humaine, au lyrisme mensonger de qui choisit d’éviter les vérités du réel. Jusqu’à parfois se réduire lui-même, se condamner à une certaine froideur, peut-être par pudeur ?
A la fin de son livre, Revel explique que son titre un peu énigmatique : Le Voleur dans la maison vide vient d’une comparaison empruntée au bouddhisme : “L’image d’un voleur qui s’introduirait plein d’espoir dans une maison cossue pour s’apercevoir qu’elle est entièrement vide et qu’il a été dupe d’une enveloppe trompeuse.” Il achève encore sur l’image bouddhiste d’un peu d’eau sur la terre sèche : “Elle stagne un instant, puis disparaît.” Tout au plus se permettra-t-on d’ajouter qu’il arrive, ce livre en fait foi, que pour disparaître, elle mette un certain temps.
Michel Crepu