Jean-François Revel

Extraits du Regain démocratique

[…]
Page 31

En bref, si l’on pouvait à bon droit se réjouir, vers la fin des années 80, d’une transformation graduelle de la situation politique mondiale en faveur de la démocratie, on observait en même temps une idéalisation optimiste de ce mouvement qui transcendait joyeusement la réalité concrète et proclamait un peu vite un « Grand Soir » à l’envers, l’avènement d’un royaume éternel de la liberté.

On doit à un intellectuel américain, Francis Fukuyama, directeur adjoint de la cellule de réflexion du Département d’Etat, l’expression la plus intelligente de cet optimisme.

Son article, paru durant l’été 1989, obtint, à peine imprimé, un immense et significatif retentissement aux Etats-Unis et dans le monde, ce qui prouve que sa thèse correspondait à un besoin. Cet essai s’intitule « La fin de l’Histoire (1) ». Qu’est-ce à dire ? Pour l’auteur, nous avons atteint « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratisation libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain (2) ».

Je suis en accord complet avec le fond de la thèse de Francis Fukuyama. Mais je pense que la victoire du libéralisme, qu’il proclame à juste titre, est plus une victoire morale et virtuelle qu’une réalité concrète.

Il minimise beaucoup trop le rôle des lenteurs et des régressions dans 1’histoire. Il a raison de dire que nos schémas explicatifs depuis cinquante ou cent ans ont surévalué le rôle de l’économie et que nous devons replacer au premier rang les causes idéologiques, psychologiques et culturelles, comme le faisaient d’ailleurs les anciens historiens, jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Mais il ne va pas jusqu’au bout de ce rétablissement, car il omet d’ajouter que l’histoire est faite non seulement d’évolutions et d’événements, mais aussi et surtout de décisions, prises et appliquées par des acteurs qui ont la capacité de bouleverser le cours apparemment irréversible des choses de façon résolument illogique. La volonté de l’homme souvent s’oppose à la prépondérance tenue pour certaine du meilleur modèle.

A force de présenter les rémanences et les résurgences antilibérales comme des « combats d’arrière-garde », on oublie un peu trop que, de combat d’arrière-garde en combat d’arrière-garde, ce sont des vies, des générations entières dont la durée d’existence se sera écoulée dans les affres de ces batailles prétendument marginales.

Mises bout à bout, à la fois dans l’espace et dans le temps, elles affectent en définitive la plus grande partie de la population de la planète et des années de notre siècle. Après tout, étant donné l’état d’avancement, en 1900, de la démocratie ou des aspirations à la démocratie, du libéralisme économique et de ses succès, de la culture humaniste et des sciences, on peut arguer que le communisme, le fascisme et le nazisme constituaient des combats d’arrière-garde. Ils n’en ont pas moins empoisonné tout le XXe siècle. Et, pour quelques milliards d’êtres humains, l’histoire, c’est ça. Ils n’ont rien connu d’autre. Beaucoup ne connaîtront rien d’autre. Pour eux, « la victoire éclatante de la démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement humain » n’a jamais eu la moindre réalité. Ils ont même souffert beaucoup plus dans les sociétés totalitaires modernes que leurs parents dans des sociétés traditionnelles anciennes qui n’étaient pas démocratiques, au sens où nous l’entendons, mais qui n’opprimaient pas et ne détruisaient pas systématiquement l’homme et les libertés.

Ce qu’il faudrait expliquer, c’est pourquoi ces aberrations modernes se sont produites à une époque aussi éclairée et sur un continent aussi pétri de civilisation et de culture, l’Europe, qui fut aussi le berceau des totalitarismes. Tant que l’on n’en aura pas vraiment compris la genèse, qui nous dit que nous serons à l’abri de folies qui obéiront à de tout autres prétextes idéologiques, mais seront peut-être tout aussi mystérieuses, ruineuses et sanglantes ?

Il n’y avait pas plus de raisons qu’elles surgissent dans l’Europe policée de nos grands-parents qu’aujourd’hui ou demain dans un monde en prière devant la Déclaration universelle des droits de l’homme. Présenter ces régressions comme des causes perdues d’avance n’est exact qu’en logique pure. Dans la vie concrète, une cause perdue d’avance, qui, en 1989, concerne encore deux milliards d’hommes environ, qui a duré quatre-vingts ans, qui durera sans doute encore un bout de temps avant sa liquidation complète, est une cause qui occupe beaucoup plus de place dans l’histoire que la cause gagnée d’avance. Un politologue peut, avec de solides arguments, affirmer à un condamné sur le cou duquel le couperet de la guillotine est sur le point de tomber: « Rassurez-vous, cette exécution correspond à un moment de l’histoire entièrement dépassé.»

Il ne fait que confirmer par là que, malheureusement, les neuf dixièmes de ce qui nous arrive sont le fruit de moments de l’histoire entièrement dépassés. Même dans un contexte nullement sanguinaire et tout à fait démocratique, quoi de plus dépassé que le programme économique des socialistes français de juin 1981 à mars 1983 ?

Chacune des mesures qu’ils ont appliquées avec une jubilante détermination était connue par expérience depuis longtemps pour ses effets funestes sur l’emploi, la croissance, la monnaie et le commerce extérieur. Les journaux même les moins hostiles à la gauche, tel Le Monde, annoncèrent avec inquiétude, dès l’été 1981, les inéluctables méfaits de cette politique. Rien n’y fit: il fallut passer par l’épreuve de la quasi-banqueroute de mars 1983 pour que la politique des socialistes changeât. Il est faux de dire que l’histoire « ne repasse pas les plats » : elle ne fait que ça, et même sa principale spécialité est le réchauffé – ou le surgelé.

Aussi ne peut-on ramener les « retards » au seul décalage entre le triomphe des principes du libéralisme et le « travail », beaucoup plus long, qui est nécessaire pour les mettre partout en application. Ce schéma serait le bon si nous assistions à une progression linéaire où des sociétés pré-modernes seraient peu à peu tirées vers le libéralisme démocratique. Nous aurions alors un tableau où diverses sociétés se situeraient à des stades différents d’une même marche conduisant de l’archaïsme à la modernité.

Mais ce à quoi nous assistons depuis deux cents ans, c’est à des créations inédites dans le domaine de l’antidémocratie, des formes nouvelles, inconnues auparavant, de destruction du libéralisme démocratique, qui sont tout aussi modernes que ce libéralisme même.

Si nous n’avions affaire qu’à des sociétés traditionnelles plus ou moins accrochées à leurs coutumes, comme il en existe heureusement plusieurs, le problème de la démocratisation du monde serait facile, sinon à résoudre, du moins à concevoir. Mais nous ne cessons de nous heurter depuis la fin du XVIIIe siècle et, en fait, depuis 1793 et la Terreur, à d’authentiques inventions anti-démocratiques, à des solutions d’avenir anti-démocratiques dont il faut bien admettre qu’elles sont suscitées par la haine clairvoyante de la liberté même, et non par la pesanteur du passé.

Les deux, d’ailleurs, peuvent se combiner, comme dans la révolution iranienne, survenue dans un pays considéré vers 1975 comme un des laboratoires les plus prometteurs de modernisation et de libéralisation d’une société traditionnelle, sous la conduite d’un despotisme qu’éclairait une lumière sans doute trop tamisée, mais de beaucoup préférable à la nuit noire des ayatollahs.

Les générations intellectuelles se survivent sans le savoir et continuent à penser dans leurs termes habituels alors même qu’elles croient les avoir abjurés. Par exemple, la « faillite de l’idéologie marxiste » en général est patente ; mais cette idéologie continue à être utilisée dans les cas particuliers, par exemple lorsque l’Internationale socialiste et, aux États-Unis, une grande partie de la presse, des universitaires, du Congrès et de l’opinion publique ont jugé « progressiste », « de gauche », la junte sandiniste du Nicaragua, et « réactionnaires », « de droite», les libéraux qui réclamaient des élections dans ce pays depuis 1979.

De même, au Liban, les Syriens et leurs collabos seraient « progressistes », tandis que les chrétiens, qui demandent l’indépendance de leur pays et le retour au pluralisme libéral antérieur à l’occupation syrienne, seraient « de droite » (right wing militias, disait constamment la B.B.C.). Qu’on fasse mentalement un rapide tour du monde et on s’apercevra que, fort souvent, la raison pratique tourne ainsi le dos à la raison pure. […]

[…] Page 40

Aussi ne peut-on pas écarter du revers de la main ces régimes en marmonnant qu’il s’agit de « quelques croyants isolés ». Ces « croyants isolés » gouvernent, démographiquement parlant, une colossale proportion de l’humanité. Je suis en pleine harmonie avec Fukuyama pour rire des « pensées bizarres qui peuvent traverser l’esprit de certaines personnes en Albanie ou au Burkina-Faso», d’autant plus que ces personnes n’ont pas tardé à suivre elles aussi la mode de l’abjuration.

Mais les habitants de ces pays, eux, étaient moins amusés. Je ne me donnerai pas la facilité de rappeler combien la répression chinoise de juin 1989, avec son retour à la terreur de masse, a démenti les analyses qui avaient intégré comme un fait presque acquis le processus de démocratisation chinois. Plus intéressant est l’empressement avec lequel tant de commentateurs des deux côtés de l’Atlantique ont refusé d’enregistrer vraiment ce recul monumental vers la barbarie totalitaire. Cela ne prouve vraiment rien, disent-ils, la libéralisation reprendra sûrement tôt ou tard, les étudiants relèveront la tête un jour.

Lesquels? Pas les mêmes, en tout cas. Bien entendu, à longue échéance, il est probable que la Chine reprendra le cours libéral. Mais, en politique, je me moque de la longue échéance, c’est la courte qui compte, car la vie humaine est courte. Nous avons assisté en Chine, au printemps de 1989, à l’échec d’une action, celle des libéraux, et à La réussite d’une autre action, celle du parti communiste. C’est cela qui est l’événement historique.

L’action de Solidarnosc a échoué en 1981 et réussi en 1989. Mais les Polonais libéraux qui sont morts entre ces deux dates, eux, ont échoué. Les sinologues de Berkeley ou Princeton qui brûlèrent en 1989 des cierges à l’avenir radieux de la démocratie communiste chinoise oublient que cet avenir, même s’il se réalise, ne ressuscitera pas les tués de la place Tien An Men, qui restent à jamais bel et bien des vaincus. L’histoire concerne des individus particuliers, pas des processus abstraits.

Pour ces individus, la victoire de « la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain » n’est pas d’une évidence aveuglante. Il ne faut pas répondre qu’elle le deviendra un jour, car elle le sera pour d’autres hommes, et c’est là justement la détestable preuve par l’avenir qui a servi et sert encore à légitimer tant d’atrocités des utopies totalitaires. Ne copions pas les raisonnements communistes au moment même où nous les proclanions périmés. […]

1. The National Interest, n°16, été 1989. Traduit en français dans Commentaire, n°47, automne 1989.

2. « … the end point of mankind’s ideological evolution and the universalisation of Western liberal democracy as the final form of human government. »