Jean-François Revel

In memoriam

Par Henri Astier

(Du même auteur, je vous invite à lire, en langue anglaise, l’article Jean-François Revel: liberty’s champion, paru sur le site OpenDemocracy).

J’ai rencontré Jean-François Revel pour la première fois il y a près de 14 ans. Je lui avais envoyé la recension que j’avais faite du Regain démocratique dans le Times Literary Supplement. Elle avait eu l’heur de lui plaire, et il m’avait invité à déjeuner lors de mon prochain passage à Paris.

J’avais rêvé d’une telle rencontre depuis près de 10 ans. Au début des années 1980, étudiant, j’avais été foudroyé par la lecture de Comment les démocraties finissent. Toute ma colère contre le totalitarisme, qui perdurait avec le soutien des “progressistes” occidentaux, était exprimée avec une éloquence polémique et une érudition qui me comblaient. Au cours des années suivantes j’avais avalé toute son œuvre comme on dévore un festin.

En cet automne de 1992, je me préparais à un gueuleton bien réel avec l’écrivain, qui m’avait convié dans une brasserie de Montparnasse. “C’est pour voir Monsieur Revel,” murmurai-je en entrant, comme on pénètre dans un lieu saint. Le serveur m’amena à la table où je trouvai mon hôte en train de deviser avec le patron. Il m’accueillit avec un air ravi qui me mit tout de suite à l’aise, comme s’il m’avait attendu avec autant d’impatience que moi!

Durant cette rencontre, et la demi-douzaine qui suivirent au fil des années, je fus frappé par la simplicité et la gentillesse de Revel: jamais le moindre signe de prétention, la moindre pose de maître à penser. En même temps, j’avais toujours la conscience d’être en présence d’un esprit supérieur. C’était comme si, dans ce décor familier de bistro parisien, je déjeunais avec Montesquieu ou Tocqueville. J’avais à coté de moi un carnet où je prenais des notes discrètement.

J’ai par la suite appris à aborder les questions importantes au début. Il était généreux avec le vin et au bout de plusieurs verres de Nuits-Saint-Georges mes notations devenaient confuses – et peut-être ses réponses s’émoussaient-elles également.

Ce qui m’a tout de suite frappé, c’est la correspondance totale entre l’écrivain et l’homme. Il me répondait avec ce bon sens dévastateur, ce goût de la formule, ce savoir encyclopédique qui caractérisent son oeuvre. Un exemple: je commençai par noter que les critiques de son dernier livre, mêmes positives comme celle de d’Ormesson dans Le Point, semblaient ne pas aller au cœur de son propos. C’était comme si on évitait de parler de ses thèses.

Revel opina vigoureusement: “Vous savez, ça demande du temps et des efforts de lire correctement un livre, alors la plupart des journalistes se contentent de feuilleter. Je m’en suis aperçu très tôt, après Pourquoi les philosophes. On me reprochait des arguments que je n’avais jamais tenus. On ne retenait que les quelques pages où je parlais des universitaires français. Or la thèse du livre était beaucoup plus générale: j’expliquais que la philosophie avait servi son rôle. Elle avait enfanté l’esprit scientifique, les maths, la chimie, la biologie, la physique, l’histoire, les sciences sociales… Mais en gros depuis Kant, les grandes découvertes se faisaient en dehors d’elle. Cette thèse n’était pas un rejet radical de la philosophie. J’ai été professeur jusqu’en 1963 et j’ai toujours estimé que l’enseignement de la l’histoire de la philosophie était essentiel. Je dis simplement qu’il ne s’agit plus d’une forme créatrice de pensée. J’ai beaucoup d’estime pour mon ami Michel Serres, mais ce n’est pas de la pensée sérieuse.

Ce qui s’est donc passé avec Pourquoi les Philosophes est une préfiguration de l’accueil qui sera réservé à tous mes livres: grand succès de librairie, encouragements et félicitations qui affluent du monde entier, mais les critiques et les journalistes me tombent dessus pour de mauvaises raisons.”

Je profitai de l’engloutissement d’une huître par mon hôte pour lui glisser une copie de la critique négative qu’avait faite en son temps le Time Literary Supplement de Comment les Démocraties finissent. À 8 ans de distance, Revel se souvenait parfaitement de l’article.

“Oui, le TLS m’avait classé, avec Casanova, dans la Nouvelle Droite. C’était ne rien comprendre au libéralisme, qui se situe dans la tradition de Aron, Tocqueville, etc. En plus, le TLS avait dit que le livre était une attaque contre les pacifistes. Ce n’est pas vrai. J’ai écrit ce livre en 81-82, l’ai remis à l’éditeur en décembre 1982. Les grands rassemblements pacifistes datent de 1983, juste avant le déploiement des euromissiles. Le discours de Mitterrand au Bundestag (en faveur des euromissiles) date de janvier 1983. J’ai dû ajouter une note après l’impression des épreuves, parce qu’il fallait bien reconnaître que Mitterrand avait eu raison. Le sujet du livre n’est pas le pacifisme. Vous comprenez: si vous écrivez un livre sur la pêche à la ligne et qu’on vous dit que le manuel de chasse à courre que vous venez d’écrire n’est pas bon, vous êtes en droit d’être surpris.”

Revel fut sans doute le plus grand défenseur des libertés qu’a connu le 20e siècle. Il le fut non seulement en raison de son intellect exceptionnel, mais aussi en raison de son imperméabilité aux pieuses dévotions contemporaines. Nous sommes tout influencés par l’esprit du temps, par ce que nous entendons autour de nous, au point de ne plus être surpris ou indignés par ce qui passe pour normal. Revel, lui, ne s’est jamais départi d’une morale politique inaltérable: c’est elle avant tout qui lui a conféré sa lucidité et son génie.

Revel restera comme LE grand écrivain antitotalitaire. Il fut plus conséquent qu’Orwell (qui défendit la liberté politique avec un brio exceptionnel, mais resta un antilibéral en économie), plus courageux que Camus (qui n’abandonna jamais totalement une bonne conscience de gauche), plus influent que Hannah Arendt et plus accessible que des universitaires comme Isaiah Berlin ou Raymond Aron.

La liberté à perdu un irremplaçable champion.

Henri Astier