Jean-François Revel

Les pieds dans le plat

Orwell et Revel

Les pieds dans le plat, à Paris et à Londres

par Henri Astier

Traduction française par Olivier Pelvin

Les lecteurs anglo-saxons n’ont pas besoin qu’on leur rappelle qui est George Orwell, mais quelques mots d’introduction seraient peut-être utiles dans le cas de Jean-François Revel.
Philosophe devenu journaliste, Revel est depuis ces deux dernières décennies l’un des analystes politiques les plus influents de France. Dans un nombre d’essais publiés dans les années 70 et 80 – comme “Ni Marx Ni Jésus” (1970), “La Tentation Totalitaire” (1976) et “Comment les Démocraties Finissent” (1983) – il a soutenu l’idée que, bien que la démocratie soit sans aucun doute supérieure à d’autres formes d’organisations humaines, les démocraties occidentales ont refusé d’ en reconnaître, et d’en exploiter, les avantages ; cette mauvaise volonté les a conduit à chercher avant tout l’apaisement vis-à-vis d’ennemis de fait inférieurs mais bien plus déterminés. Les admirateurs de Revel le voient comme un éloquent avocat de la liberté, les autres le rejettent comme un réactionnaire obsédé dont les théories ont été démenties une fois pour toutes par la chute du communisme.

Le parallèle avec Orwell a été esquissé pour la première fois par Mario Vargas-Llosa. Dans un article de 1979, le romancier péruvien reconnaissait à Revel un “courage d’affronter les modes intellectuelles” et de défendre la liberté “partout où elle est tuée ou altérée” ce qui faisait de lui “L’Orwell de notre temps”. Il y a aussi des points communs dans la carrière des deux hommes. Tous les deux ont commencé en tant qu’écrivains apolitiques avec des vues de gauche; tous les deux se mêlèrent de politique après des voyages à l’étranger où ils purent témoigner d’ évènements historiques (la Guerre Civile espagnole pour Orwell, les tensions aux USA dans les années 60 pour Revel); et tous les deux, comme l’a observé Vargas-Llosa, ont fini par dénoncer le “complexe d’infériorité” de la gauche envers le communisme.

Ce parallèle biographique, bien sûr, ne doit pas être poussé trop loin. Après avoir écrit des best-seller qui lui ont très tôt valu une position confortable parmi les faiseurs d’opinion parisiens, Revel devient l’éditorialiste du plus grand hebdomadaire français, L’Express, qu’il quitta en 1981 pour écrire d’autres best-seller et jouir d’une reconnaissance méritée, avec de régulières apparitions télévisées et des voyages à travers le monde. Le contraste avec l’homme reclus, miséreux vivant des faibles revenus de son poulailler et toussant jusqu’à sa mort, encore jeune, est saisissant.

Même comme auteurs, Revel et Orwell sont différents. Il font partie de la même espèce (écrivains politiques) mais pas de la même sous-espèce.
Orwell est un essayiste brillant, mais ce qui le distingue le mieux est sa capacité d’exprimer des idées à travers des contes. Depuis que Stendhal a décidé que la politique dans un roman est comme “un coup de feu dans un concert”, la fiction n’ a été le véhicule que de messages sociaux très vagues. Mais la satire politique – que l’on peut définir comme des tracts sous forme de fiction – a un passé prestigieux en Angleterre, qu’Orwell put utiliser. Il en vint à la conclusion que la politique avait donné à ses dernières oeuvres de l’attention et de la valeur.
“Nous sommes à une époque politique”, se dit-il en 1948. “La guerre, le Fascisme, les camps de concentration, les matraques en caoutchouc, les bombes atomiques, etc, voilà ce à quoi nous pensons chaque jour. On ne peut pas s’en empêcher. Quand on est sur un bateau qui coule, on pense à un bateau qui coule.” Ce serait un cliché que d’en trop dire de l’ admiration d’Orwell pour Swift, mais certaines platitudes valent la peine d’être rappelées : les meilleures oeuvres d’Orwell sont ses satires et il est douteux que “La fille d’un Clergyman” serait encore imprimé si ce n’était l’oeuvre de l’auteur de 1984.

Alors qu’Orwell utilisait la vieille technique de la satire pour analyser les tensions du siècle, Revel a ressuscité un autre style d’écrit politique – le pamphlet. Le genre avait été discrédité en France par les tracts d’extrême-droite publiés dans les années 30; ses caractéristiques – polémiques sans pitié et images féroces destinées à broyer ses adversaires plutôt qu’obtenir un succès hésitant – ont été associées aux discours antisémites. Revel, cependant, mêle une prose acérée à un solide bon sens, une culture encyclopédique, une logique sans faille et un amour des faits. Le résultat est intellectuellement stimulant, en même temps qu’il est très divertissant – si vous êtes dès le départ plus ou moins d’accord avec sa thèse.

Bien que l’ingrédient essentiel d’un bon pamphlet soit la volonté de blesser, elle ne doit pas être personnelle ou gratuite. Prenez ce passage, dans “La Connaissance Inutile”, où Revel dégonfle les fumeuses conclusions d’une conférence de Prix Nobel, presque tous des scientifiques, invités à Paris par le président François Mitterrand en 1988, à réfléchir sur “les menaces et espoirs à l’aube du vingt-et-unième siècle” :

“J’admets volontiers que la conférence de Paris était au-dessus de toute volonté de publicité pour François Mitterrand; en tant que contribuable français, je suis heureux d’avoir contribué à ma modeste mesure aux dépenses de voyage de ces lumières, qui avaient besoin d’ être diverties… Mais que furent donc les conclusions de cette auguste assemblée? D’abord, que “toutes les formes de vie doivent être traitées comme une partie de l’héritage de l’ humanité” et que l’environnement doit être protégé. Merveilleux! Plus tard, que “l’humanité est une, et chaque individu a les mêmes droits.”… l’audace et l’originalité de ces aphorismes est absolument étourdissante.”

L’ironie de Revel n’est pas seulement destinée à ces célébrités régulièrement invitées, nourries et paradées par les gouvernements français. L’idée maîtresse est que les scientifiques peuvent abuser de leur autorité pour propager des banalités non-scientifiques en dehors de leur champ de compétence (un point aussi souligné par Orwell en 1945 dans un essai, “Qu’est-ce que la Science?”).

Jamais deux personnes ne sont d’accord sur tout – et les auteurs écrivent des livres précisément parce qu’ils pensent avoir quelque chose de nouveau à dire. Trouver un lien intellectuel signifie donc déterminer quelles valeurs sous-tendent l’oeuvre d’un écrivain et pourraient être partagées par d’autres, à partir des obsessions, idiosyncréties, hypothèses naissant de leur expérience personnelle ou de l’esprit de leur époque, ce qui rend un écrivain unique. Un critique littéraire ou un biographe doit particulièrement insister sur ce dernier point, mais quelqu’un qui écrit sur des tendances intellectuelles doit plutôt examiner le premier. Le reste de cet article cherche à soutenir l’idée de Vargas-Llosa en montrant qu’Orwell le satiriste et Revel le pamphlétaire ont exprimé les même idées et partagé les mêmes valeurs.

La plupart des écrits d’Orwell, y compris ses romans d’avant-guerre, font référence à la fin d’ une vieille civilisation et la montée d’un barbarisme industriel. Orwell en vint à associer l’ ordre mourant des vieilles valeurs anglaises telles que les bonnes manières, la tolérance et la défense du plus faible. La Grande-Bretagne est bien sûr confrontée au snobisme et à d’archaïques distinctions, écrit-il dans “England your England”, mais ses gens peuvent toujours vivre librement et s’attendre à ce que justice leur soit rendue. Ils sont libres, mais pour combien de temps ? Le fait est que le nouveau culte du pouvoir et de l’hystérie collective ne peut être contenu qu’en se raccrochant avec nostalgie à un passé qui s’éteint, comme Winston Smith essaie de le faire dans 1984.

Orwell a maintes fois reproché à ses contemporains d’ignorer la mortalité de la démocratie, et de s’allier avec ses ennemis, le nazisme et le communisme. Les Anglais de droite qui prirent Hitler pour un conservateur ne virent pas que le National-Socialisme était “emphatiquement révolutionnaire” et, comme d’autres sortes de socialisme, allait vers “une forme de collectivisme oligarchique”. Et à propos des intellectuels de gauche qui ne se sont opposés à Hitler “qu’à condition d’accepter Staline”, écrit-il en 1944, la plupart sont “parfaitement prêt à des méthodes dictatoriales, une police secrète, la falsification de l’histoire, etc. dans la mesure où ils pensent qu’elles sont de “leur” côté”.

Revel aussi fait de l’aveuglement à la fragilité de la démocratie un thème clé – comme on pouvait s’y attendre de la part de l’auteur de “Comment les Démocraties finissent”. “La Démocratie”, annonce-t-il d’un ton Orwellien, “pourrait très bien finir par n’avoir été qu’un accident historique, une brève parenthèse qui se fermerait juste sous nos yeux.” Bien que l’Occident soit plutôt riche et en bonne santé, dit Revel, il agit comme s’il était malade et en banqueroute. Au travers de paradoxes, de croyances infondées décrites en détail par Revel, les démocraties ont tendance à remettre en question leurs propres motivations et donner à leurs adversaires le bénéfice du doute. Hanté par la mort de la démocratie d’Athènes, Revel nous rappelle les vaines tentatives de Démosthènes pour convaincre ses concitoyens de résister à l’impérialisme macédonien, au lieu de croire aveuglément aux promesses de paix des émissaires de Philippe II.

La similarité entre les avertissements d’Orwell et de Revel est encore plus mise en valeur par ce reproche qu’on leur fait : leur prophéties féroces, disent les critiques, se sont révélées fausses. Le monde réel de 1984 fut très différent de celui dans lequel vivait Winston Smith. Les démocraties ont triomphé de leurs ennemis nazis et soviétiques, continuent-ils en confondant la Cassandre obsédée et l’Occident. Même Francis Fukuyama, un libéral (au sens européen) ayant beaucoup en commun avec Revel, inclut l’auteur de “Comment les Démocraties Finissent” parmi les ” profonds pessimistes historiques” qui n’ont pas vu que le communisme n’était, après tout, pas invincible.

Cette série de critiques ignore la distinction cruciale – relevée à la fois par Orwell et Revel – entre avertissement et prophétie. Montrer la mortalité de la démocratie ne signifie pas prédire sa mort certaine. Orwell, en fait, a explicitement rejeté l’idée que le totalitarisme éliminerait inévitablement la liberté. Dans un essai sur une analyse de l’Etat moderne de James Burnham, “La Révolution Managériale”, Orwell reconnaissait que l’éventualité d’une nouvelle élite de planificateurs et d’ingénieurs signifiait qu’une société centralisée était en train d’apparaître, et que le capitalisme était “sans aucun doute voué à l’échec” ; mais il refusait l’idée de Burnham selon qui la liberté serait nécessairement bannie de cette nouvelle société, les managers formant une classe toute-puissante régnant sur un petit nombre de super-Etats oligarchiques. En d’ autres mots, Orwell ne voyait pas le monde de 1984 comme le futur le plus probable. Burnham, écrit-il, est victime de l’illusion commune qui présente les tendances (dans ce cas, la tendance vers une concentration du pouvoir) comme irrésistibles. Cette illusion, continue Orwell, amène Burnham à négliger “les avantages, militaires comme sociaux, dont bénéficient les démocraties.”

L’objectif de 1984 n’est pas de montrer le visage du futur, mais d’exposer la logique de l’ adoration du pouvoir (qu’Orwell appelle ailleurs “la nouvelle religion de l’Europe”). Pour survivre, un Etat totalitaire doit essayer de rentrer dans l’esprit des gens, et contrôler leurs pensées et sentiments les plus intimes. Qu’Orwell ait cru ou non que cette tentative était vouée à l’échec, cela importe peu – bien qu’on puisse douter qu’un homme qui pensait que les technocrates motivées par le pouvoir seraient bientôt capables de contrôler la réalité elle-même, puisse avoir eu la force de passer ses dernières années à écrire à ce sujet. La question est : dont-on lutter activement contre le totalitarisme, ou doit-on laisser les forces de l’histoire veiller à sa destruction. Orwell croyait à la première solution.

La même chose est vraie pour Revel, qui n’a jamais dit que l’URSS allait vaincre ou que l’ Occident n’était pas en état de survivre. Au contraire, il a écrit maintes fois que le communisme était voué à l’échec dès le départ. Ce qu’il veut dire, c’est qu’une civilisation n’est pas protégée simplement par sa supériorité innée, mais par ses actions concrètes qui en tirent bénéfice. A court terme, une cause perdue peut malmener, emprisonner, tuer et asservir la moitié de l’Europe. “L’Histoire est faite par des individus particuliers, non des processus abstraits.”, écrit Revel en 1992. Pour les étudiants chinois écrasés en juin 1989 et les millions de victimes de la répression qui a suivi, continue-t-il, le triomphe de la démocratie comme ultime étape des gouvernements humains, n’est pas une réalité perceptible. “Il est faux de répondre qu’un jour ce sera le cas, parce que ce le sera pour d’autres hommes, et c’est précisément une preuve odieuse des arguments qui furent et sont toujours utilisés pour justifier tant d’atrocités totalitaires.”

Orwell et Revel ont tous les deux soulignés les luttes de pouvoir dont sont victimes des millions d’hommes et de femmes à leur époque. Ils n’ont pas considéré l’issue de ces luttes comme des conclusions obsolètes, et c’est pour cela qu’ils écrivirent des livres engagés, mais comme de froides analyses à long terme sur les tendances historiques. L’objectif était d’essayer d’ influencer l’histoire ; 1984 ne s’est pas révélée une vraie prophétie, mais il a donné à de nombreux lecteurs occidentaux l’idée de ce qu’était la vie sous le totalitarisme; Revel était alarmiste, mais il a plus contribué à discréditer le communisme que ceux qui, après sa chute, ont affirmé que qu’elle était historiquement inévitable.

D’aucuns pourraient objecter que, politiquement, Orwell et Revel sont à deux pôles opposés. Il est pernicieux, disent-ils, de déduire autant de similarités à partir d’un seul point commun négatif. C’est seulement en un siècle qui a engendré des monstres tels que l’URSS qu’ils peuvent apparaître comme combattants du même bord.

Cette objection se fonde sur l’hypothèse qu’Orwell et Revel représentent deux lignes de résistance au communisme radicalement opposées – depuis la gauche (Orwell) et depuis la droite ( Revel). C’est bien vu, mais cela ne signifie rien. Revel est un grand partisan du capitalisme. Il a toujours remis en cause le concept d'”économie mixte”, ou des compromis entre les économies centralisées et l’économie de marché. “Dans toute économie mixte, un élément prévaut”, écrit-il, ” ce qui veut dire qu’il n’y a jamais d’économie vraiment mixte.” Une idée-clé de “Ni Marx Ni Jésus” est que les objectifs du socialisme (égalité, justice, liberté, solidarité, etc) ne peuvent pas être atteints en étouffant l’entreprise privée. Orwell, d’un autre côté, sentait que l’objectif du profit n’avait pas sa place dans le monde fraternel auquel il rêvait. Il se définissait comme un “socialiste démocrate”, opposé à la fois au collectivisme et au laissez-faire. Dans une critique de “La Route Vers la Servitude” (1944), Orwell reprochait à Hayek d’ignorer que la compétition “libre” “signifie pour la majorité des gens une tyrannie probablement pire… que celle de l’Etat.”

Tout cela est vrai, mais on ne doit pas en conclure que Revel et Orwell s’opposaient au communisme pour des raisons fondamentalement opposées. D’abord, leurs vues sur les mérites de l’ entreprise privée étaient probablement influencées par l’époque à laquelle ils vivaient. Dans les années 30 et 40, adoucir le capitalisme par la redistribution sociale semblait plus naturel à un observateur honnête, que ce ne l’est après des décennies de croissance et de progrès social dans la plupart des pays où l’on a libéré le marché, et de misère et d’oppression ailleurs. Certes, il est malhonnête de ranger Orwell de façon posthume dans le fan club d’Adam Smith, en spéculant sur comment il aurait analysé l’émergence des “Tigres” asiatiques, ou la réduction des dettes des pays d’Amérique Latine. Mais c’est un fait que ni lui ni Revel n’ont fondé leur critique du communisme sur des arguments purement techniques, économiques.

Le camp anti-soviétique comprenait aussi bien des Trotskystes, Socialistes, Démocrates Chrétiens, Royalistes, Fascistes, que d’autres sans idéologie particulière mais qui eux aussi pensait que l’ URSS était un sale endroit. Tous s’opposèrent à Moscou à des degrés divers d’intensité et pour différentes raisons; mais la plus grande différence était entre ceux pour qui cette opposition était un principe, et ceux pour qui elle ne l’était pas. C’était un principe pour Revel et Orwell, et les préceptes de moralité politique qu’ils exprimèrent étaient les mêmes. Ils sont les prophètes de la démocratie libérale issue de la philosophie des Lumières (les gouvernements tiennent leur légitimité du peuple, ils doivent respecter la liberté de la presse, des assemblées, etc.) et plus tard mise en pratique en Amérique du Nord et en Europe. Pour Orwell ces principes sont de tradition anglaise. Voici un pays, écrit-il dans “England your England”, où “l’ont croit toujours à la liberté de l’ individu, presque autant qu’au dix-neuvième siècle.” Pendant la guerre, il espérait que “la tradition libérale sera assez forte parmi les anglo-américains pour rendre la vie tolérable et même offrir quelques espoirs de progrès.”

L’attachement d’Orwell au libéralisme des Lumières est particulièrement évident lorsqu’il insiste sur les règles de la loi. La liberté, écrit Orwell, ne peut survivre que dans des pays comme l’ Angleterre, où “l’idée totalitaire selon laquelle il n’y a pas de loi, mais seulement le pouvoir, n’a jamais pris racine.” La société Océanienne de 1984 est tyrannique non parce que les règles sont trop strictes, mais parce qu’elle est gouvernée par des règles floues. La réfutation la plus explicite qu’ait fait Orwell de l'”utopie anarchiste” peut être lue dans ce passage d’un article ” Politique contre Littérature” qui aurait pu être écrit par Montesquieu ou Madison : “Dans une société dans laquelle il n’y a ni loi, ni en théorie d’impulsions, le seul arbitre des comportements est l’opinion publique. Mais l’opinion publique, à cause de son irrésistible désir de conformité d’animaux grégaires, est moins tolérante que n’importe quelle loi.”

Chercher des valeurs libérales dans l’oeuvre de Revel est comme chercher des thèmes sexuels dans l’oeuvre du marquis de Sade.
Chaque page en est tellement emprise qu’on ne sait pas où commencer. Revel, par exemple, met constamment les droits individuels au-dessus du pouvoir de l’état. Cela l’ amène à ridiculiser la notion de souveraineté nationale, et reprocher aux Nations Unies ou d’ autres organisations internationales de négliger les déclarations des droits de l’Homme qui sont pourtant inscrites dans leurs chartes. Le principe de non-intervention dans les affaires d’autres pays, écrit Revel, “sanctifie en pratique dans certains pays le règne de la force brute et la loi de la jungle.” La “Tentation Totalitaire” n’est pas seulement une réfutation du communisme : elle montre du doigt l’état-nation comme un autre obstacle à un meilleur ordre mondial. C’est aussi un des thèmes majeurs de “Le Regain Démocratique”, qui insiste sur le devoir moral des interventions humanitaires internationales: les tyrans ne doivent pas être aidés dans leur propre pays.

Un thème Revelien classique est qu’il faut contrôler le pouvoir de l’Etat. Sinon, tous les gouvernements tendent à utiliser leur monopole de la force à leur profit. Revel a maintes fois critiqué la constitution française : les pouvoirs du président, dit-il, ne sont pas suffisamment protégés contre l’arbitraire; le Parlement n’est plus ou moins qu’un café où l’on ne débat pas des problèmes importants, et le pouvoir judiciaire se couche devant l’aile toute-puissante de l’ exécutif. La “présidentocratie” française, attaque-t-il dans l'”Absolutisme Inefficace” (1992), mène à la paralysie et la loi de la rue. “En démantelant les contrôles et équilibres constitutionnels, qui ne peuvent pas dévier sa course, le pachyderme présidentiel n’a d’ opposition que des forces qui se tiennent au- delà des institutions : les médias et la rue.”

Il ne suffit pas de rétorquer que les présidents français tirent leur légitimité du suffrage universel direct. La définition de la liberté de Revel, comme celle d’Orwell, est typiquement libérale: la façon dont le pouvoir est exercé (de façon absolue ou non) compte autant que la façon dont il a été obtenu (par vote populaire ou non.) “Ce qui détermine la quantité de liberté dans une société”, écrit-il, “est le nombre d’individus qui se sentent relativement autonomes, et le nombre de secteurs dans lesquels ils peuvent opérer de leur propre initiative.” Bien sûr, dit- il, l’idéal est de combiner les droits individuels avec la démocratie, c’est-à-dire le mandat populaire. Mais la démocratie, directe ou élective, n’est pas en soi une garantie que la sphère des droits individuels sera respectée (voir la Grèce antique); et des sociétés dont les leaders se sont pas choisis démocratiquement (comme la Rome impériale) peuvent préserver les droits des individus. Mais l’emphase sur ces droits ne révèle-t-elle pas un biais typiquement occidental ? N’ est-il pas indécent, de la part de gens vivant confortablement dans le Nord, de donner des leçons à ceux qui meurent de faim dans le Sud sur “la sacro-sainteté de la notion d’ individu” et autres luxes ? Certainement, les valeurs privées n’ont pas grand chose à faire dans des communautés fondées sur la solidarité communautaire. Cette ligne de critiques se résume à un ” absolutisme culturel” qui, incidemment, apparaît plutôt en Amérique du Nord et en Europe que dans des cultures qui n’encensent pas le “relativisme” autant que les intellectuels occidentaux.

Contre l’accusation d’absolutisme, Revel et Orwell donnent la même réponse : d’abord, les standards universels sont valides parce que les humains partagent un même nombre de besoins fondamentaux. Dans toutes les sociétés, la plupart des gens cherchent un statut pour eux-même et leur famille, et s’attendent à être traités avec justice, etc. Un Hutu au Burundi attache de la valeur à la vie, la liberté, la poursuite du bonheur, tout autant qu’un résident du Massachusetts. Les droits de l’homme, écrit Revel, ne sont pas des caprices venant avec la prospérité :

“Le droit de ne pas être arrêté, exilé, réduit en esclavage, détroussé… de ne pas être condamné sans procès; de ne pas être mis à mort ou emprisonné pour ses opinions; de pouvoir quitter son pays ou n’importe quel pays librement; le droit de rejoindre toute association ou assemblée pacifique, ou de la même façon, de ne pas être forcé de rejoindre un association pour pouvoir vivre; toutes ces règles peuvent être mises en pratique immédiatement, et partout. Elles ne sont pas liées au moindre niveau de développement économique. Elles n’impliquent aucun prêt bancaire.” (Le Regain Démocratique.)

L’idée que seuls les occidentaux tiennent aux droits individuels parce qu’ils peuvent se les offrir, est dénoncée par Orwell dans un fameux passage de “le Quai Wigan”. Depuis son train qui passe, Orwell remarque l’expression désespérée du visage d’une femme en train de déboucher la gouttière de son arrière-cour :

“Cela me frappe que lorsqu’on dit ‘Ce n’est pas pareil pour eux’ et que les gens qui sont nés dans les quartiers pauvres ne peuvent imaginer que la vie dans les quartiers pauvres. Ce que j’ ai vu de son visage n’était pas la souffrance ignorante d’un animal. Elle… comprenait aussi bien que moi quel horrible destin c’était de s’accroupir là-bas dans le froid mordant, sur les pierres crasseuses de la cour d’un quartier minable, pour remuer avec un bâton l’intérieur d’ une gouttière fétide.”

Le besoin décrit ici est peut-être moins universel que ceux que liste Revel – pour de nombreux êtres humains, il y a sûrement des choses pires que la vie dans un quartier misérable de Merseyside.
Mais ces deux passages contiennent la même idée : les gens, hommes ou femmes, riches ou pauvres, noirs ou blancs, aspirent généralement à la même dignité humaine. Il est vrai que c’ est un concept élastique (un occidental pourrait trouver dégradante la vie sans eau courante), mais nulle part, à aucune époque, ce concept n’a inclut l’acceptation des persécutions de la main d’une autorité brutale.

Une autre idée est, plus simplement, qu’insister sur les valeurs universelles n’est PAS ” absolutiste”. Revel observe que le vrai relativisme, dont les pionniers furent Platon, Aristote et les philosophes des Lumières:

“… n’impliquait pas que toutes les coutumes étaient équivalentes, mais qu’elles devaient toutes être jugées avec impartialité, y compris les nôtres. Nous ne devons pas être plus indulgents envers nous-mêmes que nous ne le sommes envers les autres, mais nous ne devons pas non plus être plus tolérants envers les autres que nous ne le sommes envers nous-même. Quand Montaigne critiquait sévèrement les crimes commis par les Européens pendant la conquête du Nouveau Monde, il le faisait au nom d’un principe universel auquel, à ses yeux, les Indiens eux-mêmes avaient droit.”

Le relativisme, écrit Revel, en est venu à vouloir dire le contraire du jugement impartial; que les autres ne devraient pas être jugés selon les critères occidentaux. Mais si le ” jugementalisme culturel” est acceptable quand il s’agit de voir ce qui ne va pas chez nous, le relativisme moderne signifie que les occidentaux devraient se retenir de critiquer toute autre culture que la leur. Orwell aussi a dénoncé cette tendance à accepter des autres certaines formes de bigoterie qui sont condamnés chez nous. Après avoir cité un extrait de l’autobiographie de Sean O’Casey empli de sentimentalité nationaliste, Orwell fait remarquer que:

“… si l’on remplace par ‘Britannia’ les mots ‘Cathleen ni Houlihan’ dans ce passage et les autres qui lui ressemblent, on voit d’un coup d’oeil à quel point ils sont prétentieux. Mais pourquoi donc faut-il que les formes les plus extrêmes de chauvinisme et de racisme soient tolérées quand elles viennent d’un Irlandais ? Pourquoi une affirmation telle que “Mon pays à tout prix” est-elle répréhensible si elle s’applique à l’Angleterre, et au contraire mérite le respect si elle est appliquée à l’Irlande (ou dans mon exemple, à l’Inde) ?”

Revel et Orwell ont tous les deux construit leur position contre le totalitarisme sur la prémisse que tous les êtres humains ont les mêmes attentes fondamentales, et que tous les régimes doivent être jugés sur cette prémisse. Peu d’auteurs ont autant argumenté sur la primauté des valeurs privées sur les valeurs collectives, et rejeté l’idée (à la mode jusqu’aux années 80) selon laquelle les gens sont à la forme de la société qui les a créés. Le sentiment que nous appartenons tous à un groupe, écrit Revel, ne doit pas cacher “ce véritable fait de l’histoire de l’humanité: tout ce que nous subissons est toujours en fin de compte une expérience individuelle.”

Tout cela, pourrait-on dire, ne peut plus être remis en question aujourd’hui. Le collectivisme en tant que modèle politique a été discrédité; en sciences sociales, le mot de Michel Foucault selon qui “L’homme est mort” ne veut plus dire grand chose. A une époque où les droits individuels sont reconnus comme le fondement de la démocratie, est-ce que de vieux libéraux comme Orwell ou Revel devraient être félicités et envoyés au musée de l’histoire préhistorique ?

Il est important de noter que ni Revel, ni Orwell n’ont parlé de menace strictement militaire ou même politique. Ils pensent bien au-delà de la “guerre froide”. Tous les deux ont utilisé le mot ” totalitaire” non seulement pour qualifier les super-pouvoirs tyranniques en Europe, mais aussi les tendances anti-libérales de l’esprit humain. L’emphase d’Orwell sur le langage précis était liée à sa défense de la liberté. Dans une réponse à un article de 1946 du physicien marxiste J.D Bernhall (une attaque en règle à la fois des idées d’Orwell et de la langue anglaise), Orwell attira l’attention sur “les liens entre les habitudes totalitaires et la corruption de la langue.” Ce lien est analysé à fond dans son essai “Politique et corruption de la langue” et dans 1984. De même, dans ” La Nouvelle Censure” (une réponse aux nouveaux Bernhalls qui insultèrent sa ” Tentation Totalitaire” sans en discuter les idées), Revel lance un avertissement contre “la création d’une mentalité totalitaire”. L’adjectif n’est pas lancé à la légère comme un simple abus de langage ( comme par exemple l’emploi du mot “fasciste”); il décrit les réflexes mentaux qui, selon Revel et Orwell, pourrissent la démocratie.

Le plus simple de ces réflexes est notre capacité d’ignorer les faits qui nous dérangent. Cette idée, qui court tout au long de l’oeuvre de Revel, est la suivante : nous utilisons notre esprit pour tout un tas de fonctions autres que la recherche de la connaissance : renforcer sa foi, essayer de se sentir mieux, se consoler, affirmer son autorité, se faire des amis, influencer les gens, etc. Nombre de ces fonctions sont parfaitement respectables, mais elles sont inutiles pour voir et comprendre le monde tel qu’il est.

D’une part, la capacité de l’esprit à renier la réalité rend les discutions rationnelles extrêmement pénibles. Dans un ouvrage ancien, “La Cabale des Dévots”, Revel a expliqué ce qu’il appelle “dévotion”, ou “argument inconséquent”: nous jugeons souvent les idées des autres, non sur la force et l’évidence de la logique qu’on nous soumet, mais en en regardant d’abord les conclusions. Ce qui importe n’est pas que ce qu’on entend soit vrai ou faux, mais que cela aille en faveur d’une cause juste ou injuste. Les débats intellectuels ne cherchent pas à prouver que l’ adversaire a tort, mais à l’accabler de reproches moraux. La suprématie de la “dévotion”, dit Revel, est évidente dans par exemple le dédit commun dans lequel est tenue la science considérée comme une forme inférieure de savoir. Les poètes et les mystiques, nous dit-on, ne sont pas seulement plus habiles à tourner des quatrains et écrire des sermons, ils ont aussi accès à une sagesse supérieure à celle des scientifiques, qui sont de notoriété publique toujours prêts à mettre en péril l’humanité en jouant au docteur Frankenstein. Le noyau de ce mépris de la science est une tendance vieille comme le monde à préférer la foi à l’ observation: quelque chose est vrai simplement parce que nous croyons que c’est vrai. La ” conscience” immédiate est un guide plus fiable pour comprendre le monde que la patiente et laborieuse compilation des faits.

L’idée que ces pensées, bien qu’elles perdurent, sont en fait rétrogrades, est le thème unificateur des livres philosophiques de Revel, “Pourquoi des philosophes”, “Histoire de la Philosophie Occidentale”, et “Descartes Inutile et Incertain”. La philosophie grecque, dit Revel, s’est développée selon deux voies : une tradition, initiée par les penseurs Ioniens, était dédiée à l’observation de la nature et sa compréhension grâce à l’accumulation des connaissances. L’ autre était fondée sur le dédain de la réalité tangible et la recherche d’une vérité “plus profonde.” Cette tradition, qui en Grèce a trouvé son meilleur avocat en Platon, a ramené les pendules à un niveau où la pensée mystique prévalait.

Selon Revel, la lutte entre ces tendances a continué dans la philosophie occidentale jusqu’à ce que les empiristes s’en écartent pour fonder la science comme branche d’activité séparée, laissant le champ philosophique aux spiritualistes. Incidemment, Revel fait remarquer que Descartes, que l’on présente comme le père fondateur du rationalisme, est en fait la quintessence du métaphysicien: ses arguments sont purement déductifs, les détails particuliers sont déduits d’ un principe général préalablement affirmé comme évident – et le reste est déduit de l’existence de Dieu. En abandonnant la pénible recherche de la vérité, la philosophie moderne est devenue plus ou moins l’impasse de la scolastique médiévale.

Il existe un plus grand danger encore que la corruption des débats intellectuels et la noyade de la philosophie dans la futilité. Les livres de Revel soulignent les menaces causées par notre volonté d’ignorer la réalité – aussi appelée “volonté de croire”, “la peur de savoir” ou “la résistance à l’information”. Pendant la “guerre froide”, note-t-il dans “Comment les Démocraties Finissent”, une opinion occidentale était prête à prendre les promesses pacifiques de Moscou pour argent comptant, et redoutait toute aggravation des tensions causées par l'”agressivité” américaine, en se réfugiant dans un monde idéal sans ennemi. De la même façon que de jolis rêves étaient pris pour la réalité, on rejeta de vrais faits comme étant de purs fantasmes : ceux qui montraient du doigt l’énorme évidence de l’agression soviétique furent considérés comme des obsédés de la guerre froide.

De la même façon, les politiques intérieures sont souvent guidées par des croyances allant contre toute réalité. “La Grâce de l’Etat” expose l’idée assénée par les socialistes français, au début des années 80, que les problèmes du pays étaient dûs à la propriété privée des banques et gros groupes industriels. La “Dévotion” régnait en maître : ceux qui firent remarquer que les nationalisations et les dévaluations massives n’avaient jamais réduit le chômage étaient accusés de conservatisme, une insulte résumée dans la formule ironique “les faits sont réactionnaires”.
Livre après livre, éditorial après éditorial, Revel a dénoncé l’ambition des gouvernements de tous bords d’ignorer des principes économiques bien connus, dans une vaine tentative de légiférer sur la prospérité.

“La Connaissance Inutile” est de tous les ouvrages de Revel celui qui expose le plus précisément et le plus férocement la pensée “dévote”. “La tragédie de nos sociétés, dit-il, n’est pas que nous n’avons pas les informations qui pourraient nous aider à faire des choix en connaissance de cause, mais que nous choisissons de les ignorer. Certes, la technologie et la science sont en pleine forme, et nous avons appris à penser rationnellement lorsqu’il s’agit de construire des avions ou bâtir des systèmes financiers. Mais en dehors de notre spécialité, nous sommes aussi prompts à la superstition et à la pensée illogique que les hommes du Néolithique.” “Quand ils ont le choix, écrit Revel, les gens d’aujourd’hui ne sont pas plus ou moins rationnels qu’ils ne l’ étaient dans les temps qu’on qualifie de pré-scientifiques.”

Revel fait la liste de semi-vérités conventionnelles, hypocrisies bien pratiques et mensonges naïfs qui minent la vie publique des sociétés développées. Elles sont colportées par l’église et les leaders civils, politiciens, journalistes, etc; mais les soi-disant “faiseurs d’opinion” sont en fait les esclaves de la préférence naturelle de l’homme pour le confort spirituel plutôt que la connaissance; ils nous disent ce que nous voulons entendre. “La Connaissance Inutile” est un livre sombre, puissant, mais il n’a pas pour but de présenter l’homme comme un menteur compulsif. Il nous exhorte à ouvrir les yeux, et mieux utiliser notre capacité à saisir la réalité. “C’est important dans une civilisation démocratique, dit Revel, parce que la liberté se nourrit de vérité et d’honnêteté autant que la tyrannie vit sur les mensonges et l’escroquerie.”

Aucun thème n’est plus Orwellien que la connaissance inutile. Dans “Pourquoi j’écris”, Orwell a expliqué qu’il savait dès son plus jeune âge qu’il avait “un pouvoir d’affronter les faits déplaisants” qui le mettait à part des autres gens. Cette capacité de démarquer ses observations de ses convictions et non l’inverse est peut-être la marque de fabrique d’Orwell écrivain. L’ esprit humain laissé à lui-même, nous rappelle-t-il toujours, est une chose malléable, capable de croire à deux choses contradictoires, ou d’ajuster ses souvenirs à ses objectifs. “Nous sommes tous capables de croire à des choses que nous savons fausses, et, finalement, quand on nous prouve que l’on a tort, impudemment réarranger les faits pour montrer qu’on a raison”, écrit Orwell. “Voir sous notre propre nez est une lutte perpétuelle.”

Orwell a aussi prévenu contre les conséquences politiques de la nature souple de nos esprits. Dans son monde de cauchemars, un régime complètement totalitaire piège les gens dans un esprit tout puissant qui ne répond à rien d’autre que ses propres ordres. Cette forme extrême d’ idéalisme – dans laquelle la vérité est perpétuellement recréée par une conscience abstraite et collective – est particulièrement explicitée par O’Brien, le bourreau de Winston Smith dans 1984 :

“Vous croyez que la réalité est objective, externe, qu’elle existe de son propre chef. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente. Quand vous vous mettez en tête que vous voyez quelque chose, vous pensez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous le dis, Winston, la réalité n’est pas externe. La réalité n’existe que dans l’esprit humain, et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit individuel… seulement dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel.”

L’insistance d’Orwell sur l’observation concrète va de pair avec son attachement aux discussions honnêtes. Il a sans fin exposé l’argument selon lequel on doit éviter d’attaquer ‘X’ (les gentils) parce que cela aide objectivement ‘Y’ (les méchants). Cet argument banal – l’essence de ce que Revel appelle la dévotion – n’est “pas très éloigné de dire que la suppression et la déformation des faits établis est le plus grand devoir d’un journaliste”, écrit Orwell. “C’est une manoeuvre bien tentante et je l’ai moi-même utilisée plusieurs fois, mais elle est malhonnête.” De plus, elle ne marche pas : “Si vous mentez aux gens, leur réaction est d’autant plus violente lorsque la vérité éclate, comme cela finira toujours par arriver.”

Comme Revel, Orwell a défendu “une conception du vrai et du faux, et de la décence intellectuelle, responsable de tous les vrais progrès des derniers siècles, et sans laquelle la continuation même de la vie civilisée n’est pas du tout certaine.”
Et comme Revel, Orwell ne pensait pas que la bataille était perdue d’avance : il se réconfortait dans le fait qu’en Angleterre, au moins, “on croit encore à des concepts comme la justice, la liberté et la vérité objective.” La pertinence de ce message n’a pas disparu après la Guerre Froide : elle durera autant que la tendance des hommes à sacrifier l’observation des faits aux croyances bien-pensantes. En effet, nous vivons à une époque où les intellectuels défendent activement la dévotion. Le vieux sophisme selon lequel il n’y a pas de vérité est brandi comme une nouvelle idée; parmi les journalistes, dont le métier est de nous informer, le cliché que “l’objectivité n’existe pas” est toujours un article de foi; dans les campus américains, le séparatisme racial et la censure prévalent de plus en plus sur les discussions neutres et ouvertes. A une époque comme celle-ci, l’insistance d’Orwell et Revel sur le principe de la réalité comme fondement de la tolérance et de la liberté, est plus valide que jamais.

Henri Astier

Traduction française : Olivier Pelvin