Jean-François Revel

Revel l’homme libre: Entretien Revel-Theis pour Le Point

Interview accordée à Laurent Theis pour Le Point du 30 mars 2006.

L’interview n’est plus disponible sur le site du Point, elle est donc reproduite ici.

Revel l’homme libre

Depuis bientôt un demi-siècle, ses livres sont des événements. De “Pourquoi des philosophes” en 1957 à “L’obsession anti-américaine” en 2002, Jean-François Revel est l’un de nos penseurs les plus importants. Dans cet entretien, il revient sur de grands épisodes de sa vie. Passionnant.

Propos recueillis par Laurent Theis.

Le Point : Nous célébrerons bientôt le cinquantenaire de Jean-François Revel, qui fut d’abord Ricard pendant trente ans. Pourquoi, lorsque vous publiez en 1957 votre premier livre, changer votre nom pour celui d’un chef-lieu de canton de la Haute-Garonne, ou d’un port sur la Baltique ?

Jean-François Revel : N’allez pas chercher si loin ! Chez Revel était un restaurant parisien du 1er arrondissement dont la daube emportait unanimement l’adhésion, et les amis avec lesquels je le fréquentais me suggérèrent, pour cette raison, d’adopter ce pseudonyme, qui avait l’avantage de conserver mes initiales.

C’est ainsi que sous l’Occupation procédait la Résistance, dont vous fûtes un membre actif.

Mais modeste ! Surtout, nommé cette année-là professeur de philosophie au lycée de Lille, je tenais à séparer en moi l’enseignant de l’essayiste. D’un côté, je m’efforçais, avec plaisir, de transmettre à mes élèves le goût et la méthode philosophiques, de l’autre, dans “Pourquoi des philosophes”, qui fit quelque bruit, je m’en prenais vivement aux philosophes, au nom même de la philosophie : Aristote n’a-t-il pas critiqué Platon, Pascal jugé Descartes “inutile et incertain” ?

Titre d’un livre que vous publiez en 1976. Donc, vous annoncez que la philosophie est morte, et depuis longtemps.

Je pense en tout cas que, dès la fin du XVIIIe siécle avec Kant, elle a épuisé son rôle historique, qui était de dissiper les croyances mythologiques pour donner naissance à la science. Cette dernière étant désormais la véritable connaissance, la philosophie est devenue un genre littéraire, et c’est pourquoi je me déclare homme de lettres plutôt que philosophe, en dépit de mon titre universitaire. La philosophie n’est pas, n’est plus une profession ni un état. Est philosophe, comme l’exprimait déjà Socrate, quiconque se met à réfléchir, en toute liberté d’esprit, comme fait Montaigne, à mes yeux bien plus et bien mieux philosophe que Descartes ou Hegel, beaucoup trop systématiques.

Vous êtes un normalien de 1943, et un agrégé de 1956. Pourquoi cette solution de continuité ?

Par un hasard qui s’est révélé être une chance. Six ans de séjour à Mexico puis à Florence m’ont fourni l’occasion d’une ouverture d’esprit qui m’est restée. Apprendre des langues étrangères, se frotter à d’autres cultures, considérer la sienne de l’extérieur en échappant au parisianisme m’a procuré une façon de penser, une sensibilité particulières. J’y ai forgé un fort tropisme latin. L’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Amérique du Sud demeurent mes pays d’élection. Peut-être ces années à l’étranger, à un âge décisif, ont-elles contribué aussi à me préserver du communisme auquel succombèrent alors en France nombre de mes plus chers amis, comme Louis Althusser, François Furet et d’autres. Surtout, je n’avais pas lutté, modestement, contre le nazisme pour me soumettre à un autre totalitarisme, fût-il seulement, en France, intellectuel. En revanche, à la différence de beaucoup d’esprits réputés de gauche, j’applique réellement le marxisme, qui veut que seule l’expérience valide la théorie. Si donc le socialisme n’a marché nulle part, c’est qu’il est vicieux dans son principe.

Encore faut-il que l’idéologie cède le pas à la réalité.

C’est affaire d’information. Au VIIe siècle avant notre ère, Achiloque de Paros écrivait : “Le renard sait beaucoup de choses; le hérisson en sait une seule, mais capitale. A cet égard, je me sens hérisson. En effet, l’une de mes convictions les plus profondes est que le destin de chaque être humain, comme celui de l’humanité, dépend de l’exactitude ou de la fausseté de l’information dont ils disposent et de la manière dont ils l’utilisent. Mes activités d’enseignant, d’essayiste, d’éditorialiste sont nourries de cette conviction inébranlable, même si elle se heurte à une interrogation non moins fondamentale : pourquoi les individus, les collectivités, les gouvernements préfèrent-ils généralement l’erreur ou le mensonge, même aveuglants, à la vérité la plus accessible, souvent à leur propre détriment ? J’ai dressé ce constat accablant dans “La connaissance inutile”. Est-ce une raison pour renoncer à tenter d’éclairer ses contemporains en publiant livres et articles comme je n’ai pas cessé de le faire ? Il arrive qu’un auteur ait la bonne surprise de constater que ses idées se répandent progressivement, sans d’ailleurs qu’on lui en attribue toujours la paternité, et c’est tant mieux. Car, Socrate nous l’a appris, l’art de persuader consiste à donner à l’interlocuteur le sentiment qu’il découvre par lui-même ce qu’on lui a en réalité suggéré.

L’opprobre jeté sur le libéralisme relève-t-il de cette résistance tenace que les préjugés opposent aux faits ?

Il s’agit d’un phénomène plus développé en France qu’ailleurs en Europe. Les travaillistes britanniques ne parlent plus ce langage, les sociaux-démocrates allemands ne l’ont jamais parlé. Cette propagande hostile au libéralisme, pourtant seul procédé qui ait jamais réussi même s’il est loin d’être parfait, est la réaction des demi-solde du communisme et du socialisme qui n’acceptent pas leur échec. Le malheur veut que le socialisme démocratique se laisse entraîner, par calcul électoral ou par complexe d’infériorité, dans cette surenchère. On a vu comment la faillite électorale de la gauche en 2002, au lieu de la conduire à réviser ses conceptions et sa stratégie, l’a poussée au contraire vers une sorte de néogauchisme réchauffé, inspiré par la peur d’être affaiblie par l’extrême gauche. Une partie de la droite, intimidée elle aussi, verse à son tour dans une rhétorique antilibérale. Voilà où est parvenu le pays de Benjamin Constant, de Tocqueville et de Raymond Aron ! A quoi mènent les vociférations d’un José Bové et de ses affidés contre la mondialisation, qui profite d’ailleurs aux pays émergents, et contre la superpuissance américaine, comme si cette dernière, dont la politique peut et doit être contestée sur bien des points, par exemple en Irak, n’était pas la conséquence du double suicide européen du XXe siècle et d’un renoncement de l’Europe à sa propre ambition, dont témoigne le scrutin référendaire de 2005 ? Les inconséquences de nos responsables politiques sont telles qu’un second tour entre Bové et Le Pen à la prochaine présidentielle n’est pas à exclure. Belle illustration de l’exception française, alors même que, malgré tout, la liberté et la démocratie ont progressé dans le monde depuis trente ans, particulièrement en Europe, dont les régimes totalitaires ont disparu.

Pour démonter et dénoncer les inconséquences de toutes sortes, vous avez recouru au genre du pamphlet, avec par exemple “La cabale des dévots” (1962) ou “En France. La fin de l’opposition” (1965). Quelle en est la recette ?

L’art du pamphlet ne tient pas principalement au ton utilisé. Il faut avant tout que la vigueur polémique soit nourrie d’arguments solides, qui pourraient être exprimés autrement. Le style pamphlétaire consiste alors à forcer la voix, à trouver les formules propres à provoquer davantage l’attention du lecteur. Le “Contre Celse” d’Origène est un modèle du genre, tout comme “Les provinciales” au XVIIe siècle, plus récemment “La littérature à l’estomac” de Julien Gracq. La littérature de combat, je l’ai vérifié en lui consacrant une collection chez Jean-Jacques Pauvert, doit être moins que toute autre gratuite. André Breton, que j’ai bien connu et beaucoup aimé, est sur ce point un exemple. Très incisif dans ses appréciations, il était à l’opposé du Savonarole excommunicateur que l’on a décrit. Modeste au fond, courtois dans la conversation, il n’avançait rien dont il n’avait jugé personnellement et en profondeur. C’est pourquoi, comme journaliste, j’ai toujours récusé la facilité des “papiers d’humeur”. Non, l’humeur de X ou Y et de moi-même n’intéresse personne; l’important est ce qui motive l’humeur, et l’argumentation par laquelle on y répond. Quel que fût le talent de Léon Daudet, ses invectives sont tombées dans l’oubli.

En 1997, alors que paraît votre livre le plus personnel, “Le voleur dans la maison vide“, vous êtes élu à l’Académie française. Publier vos Mémoires et entrer à l’Institut, est-ce une façon glorieuse de vous ranger ?

Platon, fondateur de l’Académie, n’a pas cessé d’être dérangeant. Académique ne signifie pas conformiste, et depuis huit ans j’ai continué à servir, fût-ce à contre-courant, ce que je crois être la vérité, autrement dit, l’exactitude des faits et leur juste interprétation. Cette démarche requiert le bon usage de la langue dans laquelle l’esprit conçoit et s’exprime. C’est là que l’Académie exerce un rôle non négligeable. Constater que le français se porte mal n’est pas faire preuve de conservatisme. Qu’il emprunte à d’autres langues est source d’enrichissement, s’il y gagne en précision et en signification. De même, la nécessité se fait régulièrement sentir d’admettre ou de forger des mots nouveaux pour répondre au développement du savoir. En revanche, ne confondons pas révolution de l’architecture et écroulement de l’édifice, qu’observent et déplorent nos amis étrangers francophones. Ce ne sont pas les Anglo-Saxons mais les Français qui travaillent à ruiner notre langue. S’il était acquis que désormais on travaille sur Paris ou que c’est de cela dont le ministre a parlé, la dégradation du langage, due à la paresse ou à l’ignorance, deviendrait irréversible. L’Académie, en raison des compétences diverses de ses membres, peut aider à y parer, surtout en cette année 2006 censément consacrée à la francophonie. Et cette libre institution, où l’on dort moins que Stendhal, contempteur comme tant d’autres des honneurs qu’il n’a point obtenus, le prétend au début de son “Racine et Shakespeare”, permet de cultiver l’amitié, qu’après Cicéron et Sénèque je tiens pour la meilleure des vertus et le plus grand des plaisirs.

Depuis “L’obsession anti-américaine”, paru en 2002, vous n’avez publié aucun livre, et votre présence dans ce qu’on appelle le débat intellectuel s’est faite plus discrète.

Vous m’appelez à méditer sur les effets du vieillissement. Je viens d’avoir 82 ans, le double de l’âge où je pouvais encore, presque comme à 20 ans, sauter par-dessus les bancs des jardins publics. A mon corps je ne puis plus demander tout ce que longtemps il a bien voulu m’accorder. Dans l’ordre des facultés mentales, je constate que ma mémoire, naguère réputée excellente et à laquelle je me suis beaucoup fié, a commencé à régresser. La mémoire, on le sait, n’est pas l’intelligence, et Montaigne, qui ne l’avait jamais eue très bonne, ne craignait pas de reconnaître cette difficulté. Mais la vieillesse dans laquelle je suis entré, et qui ralentit toutes choses, me conduit à me retourner vers la sagesse des Anciens qui, à l’instar de Caton tel que Cicéron le fait s’exprimer dans son traité “De la vieillesse”, trouvaient dans le grand âge des motifs de satisfaction. Ne fait-il pas apparaître, comme le relève aussi Jean Bernard, des qualités humaines qui nous manquaient dans notre existence antérieure ? Le dernier mot est rarement celui qu’on croit.