Revel, disciple de Montaigne
Dans l’Histoire de la philosophie occidentale, Revel fait de Montaigne le portrait d’un penseur qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau.
Tout d’abord, il y a le rejet des systèmes philosophiques. Dans le long passage qu’il consacre à Montaigne (chapitre 4, “de l’humanisme psychologique à l’humanisme politique”, pp 310-329 de l’édition NiL), Revel affirme que les observations éparses des Essais sont “ce qu’il y a de plus antiphilosophique au monde”.
C’est la raison pour laquelle Montaigne s’est attiré les foudres des métaphysiciens de tous temps: “Le certificat d’insignifiance volontiers décerné à Montaigne, notamment par les philosophes et par les écrivains religieux, contraste avec leur incapacité à s’abstenir de le recondamner.”
Montaigne est de ces auteurs, qui “emplissent leur filet d’autant plus abondamment qu’ils ne demandent pas au préalable selon quels principes ils vont trier le matériel qu’ils amènent à la surface, ou comment le concilier avec une explication préexistante, ou une position morale. Ces auteurs se heurtent donc régulièrement à l’hostilité des esprits plus accrochés aux théories, aux “structures”, qu’à la matière même du réel. Mais il faut convenir aussi que les injections de substance neuve sont plus rares, dans l’histoire de la pensée, que les remaniements doctrinaux.”
Montaigne ne bénéficie d’aucune école, d’aucune clique qui pourrait lui servir de label intellectuel. “Le seul appui sur lequel Montaigne puisse compter, c’est lui-même; sa seule force, c’est d’être lu.” Comment ne pas penser à Revel lui-même quand on lit cela?
De même: “Les philosophes acceptent toutes les critiques de la philosophie qui restent intérieures à la philosophie même, parce qu’ils savent pouvoir les récupérer sans mal. Mieux: elles sont déjà récupérées. Mais Montaigne, lui, sort du jeu complètement. Sa critique de la philosophie est une critique de rupture et non pas une critique de connivence.”
Pour Montaigne, la théorie obscurcit ce qui est le plus important. “Son but n’est pas d’expliquer, mais de constater, de prendre conscience et de faire prendre conscience, non pas d’une théorie de la conscience, mais de la réalité. Montaigne n’est pas l’antiphilosophe, il est, effrontément, l’aphilosophe.”
Ses principes: enregistrer ce qui se présente, le flot d’information, sans les arranger, sans conclure. “Si donc un concept général dirige Montaigne, c’est celui-même qui nie la généralité, c’est celui de la différence.”
Revel développe une idée sur laquelle il s’est étendu dans la préface de la Cabale des Dévots (“Ce livre est entièrement négatif. Que ceux qui aiment les pensées positives ne l’ouvrent pas”): : celle de négativisme salutaire.
Il est important, nous dit Revel, de démolir le non-sens avant de construire. La levée des obstacles mentaux est une tâche essentielle. Certes, reconnaît Revel dans son chapitre sur Montaigne, la vérité ne s’impose pas d’elle-même dans le domaine de la science moderne: il faut un travail difficile d’expérimentation pour y parvenir.
Mais à l’époque de Montaigne, le principal travail est un coup de balai. “Les obstacles mentaux, les représentations barrières de toutes sortes qui détournaient sa pensée de la science, étaient donc bien, là comme ailleurs, justiciables de ce travail d’épuration préliminaire dont Montaigne s’est fait l’apôtre vigilant dans tous les domaines, en des termes valables pour la pensée cognitive. Penser consiste d’abord à éliminer ce qui nous empêche de le faire.”
Montaigne, sans faire de la science, en a préparé l’avènement: “Montaigne a eu le courage de faire le vide, de se purger de notions fausses sans tenter immédiatement de les remplacer, sans céder à ce réflexe conservateur qui satisfait de toute urgence le besoin de hisser une fantaisie nouvelle sur le trône des illusions dès que la précédente s’est fanée. Ces fameuses critiques philosophiques, proposées régulièrement par des philosophes, qui, à peine jetés à bas deux millénaires d’activité culturelle, proposent, dans le quart d’heure qui suit, leur propre marchandise, ne sont que des épisodes négligeables.”
L’important est d’abord de rompre avec l’ancien dogme: Revel parle de “hiatus capital”, de critique qui s’abstient de conclure: “Montaigne a introduit dans la pensée non pas le confort sceptique, mais la négation création créatrice.”
“La réponse au ‘doute’ de Montaigne, ce sont les trois siècles qui suivent et, lorsque certains philosophes lui reprochent de ne rien construire à la place de ce qu’il écarte, ne sont-ils pas naïf? Croient-ils que Montaigne avait l’obligation de réaliser, en dix ans, pour expier son crime d’antiphilosophie, le programme futur de Newton, Montesquieu, Darwin et Freud mis ensemble et avec bien d’autres? Ce sont là des illusions du dogmatisme, inapte à saisir la spécificité de la pensée moderne, et pour qui la rapidité de la construction est toujours préférable à la solidité.”
Le “scepticisme” qu’on attribue souvent aux Essais n’est pas un scepticisme de principe: “il est retenue plus que doctrine, et c’est un contresens que de mettre le doute au centre de la pensée de Montaigne.”
Après la théorie de la connaissance, Revel analyse l'”humanisme psychologique” de Montaigne. Sur ce point également, le penseur de la Renaissance anticipe Revel: les blocages mentaux dont nous souffrons, écrit ce dernier, ne sont pas seulement des obstacles à la compréhension, mais surtout à l’action.
Avant Montaigne, l’entreprise de connaissance de soi a pour but de nous purger de notre aveuglement et notre vanité; Saint Augustin veut, par son exemple, apprendre l’humilité à une humanité indigne. Pour Montaigne, nous devons nous accepter. L’auteur des Essais, selon Revel, dénonce le remords pathologique et s’engage dans la voie libératrice au bout de laquelle se trouve Freud.
Montaigne s’oppose en cela non seulement à la métaphysique du péché, mais aussi moralisme du XVIIe. Pour La Rochefoucauld, La Bruyère, et surtout Pascal, l’homme doit regarder en face sa condition d’insignifiant cancrelat.
Une telle doctrine n’est pas aussi humble qu’elle le prétend. Il y a une tentation de l’insignifiance: nous nous inventons un infini pour être plus infime. Pascal a accusé Montaigne de vanité, mais c’est le contraire qui est vrai. En humiliant l’homme, Pascal veut l’amener “à se considérer comme implicitement divin, à refuser tout autre destin qu’éternel et céleste. Montaigne voulait tout au contraire l’amener à ne rechercher que ce qui est à sa portée, mais tout ce qui est à sa portée.”
Sur le procès en témérité fait à l’humanisme de Montaigne, Revel a cette fulgurante formule: “il faut croire que l’homme supporte difficilement de ne pas être impuissant.”
Revel aborde ensuite la politique de Montaigne: autant il est peu dogmatique en ce qui concerne l’individu, “autant il est net sur le terrain politique”, écrit Revel. Il parle avec passion de la conquête du Nouveau Monde, des guerres de religion, de l’intolérance ou de l’injustice en général.
“S’il nous est impossible selon lui de sonder jusqu’au fond une conscience individuelle (…) par contre nous pouvons et nous devons juger les civilisations et les systèmes politiques et religieux à leurs actes et en fonction de critères très simples.”
Comment ne pas voir ici une référence à l’antitotalitarisme de Revel lui-même?
Il résume la pensée politique de Montaigne à trois idées:
1. Toutes les civilisations se valent; aucune ne détient la vérité. On ne peut juger une autre société, car c’est en fonction des préjugés de la notre. Il a l’intuition de la relativité, de l’origine sociale des valeurs. “Les implications méthodologiques de cette intuition ne seront pleinement explicités, sinon appliquées, qu’au XIXe siècle.”
2. Si nous ne pouvons pas mesurer une autre civilisation à l’autre de la nôtre, il existe un critère qui nous permet de juger toute civilisation, la nôtre ou une autre: elle a tort si elle use de la violence. Il flétrit la guerre, la cruauté, partout. Il écrit contre la torture le texte le plus éloquent “de toute la littérature”. Sa critique des conquistadors est nette et sans appel. Dixit Revel: “Combien de temps faudra-t-il attendre, après Montaigne, pour retrouver ce courage chez un écrivain?”
Dans un passage qui anticipe la critique du culte de la révolution violente, telle qu’il la développe dans Ni Marx ni Jésus, Revel écrit: “Au rebours de la maxime ‘la fin justifie les moyens’, on pourrait prêter à Montaigne celle-ci que ‘les moyens discréditent la fin’.”
3. Aucune autorité n’est habilitée à soumette le corps social. Dans le chapitre “De la Coutume et de ne changer aisément une loi reçue“, Montaigne dit que la société est fondée sur une histoire, et non sur une vérité absolue: on ne peut substituer à ses habitudes une nouvelle vérité. On peut corriger des abus évidents, à condition de ne pas infliger de nouvelles souffrances en vue d’un bien futur incertain. “Il n’y pas plus de souverain Bien politique que de souverain Bien métaphysique.”
Il va donc bien au-delà du réformisme prudent: ‘Montaigne sape la théorie de l’État de droit divin.” L’État et ses institutions étant le produit de facteurs contingents, ils ne sauraient prétendre au pouvoir absolu. La loi reste supérieure à la raison d’État.
Montaigne est engagé – contre l’intolérance, la violence, la prétention à soumettre les autres au nom d’une civilisation ou d’une religion supérieure – mais pas révolutionnaire.
Il faut un culot subversif, explique Revel, pour dire: obéissons aux lois, non parce qu’elles sont justes mais parce qu’elles existent. “Des lois, même mauvaises, sont toujours préférables à l’absence de lois.” Montaigne anticipe donc toute la pensée légaliste (John Adams: “A government of laws not men”.)
Montaigne va si loin dans son rejet des vérités politiques universelles qu’il conteste même la théorie antique du droit naturel“: l’idée, soutenue entre autres par Cicéron et généralement admise comme un fondement du libéralisme, qu’il existe une loi enracinée dans la raison de l’homme qui prime toutes les autres. Montaigne rejette cette idée d’abord au nom de l’observation – la multiplicité des coutumes ne permet pas selon lui de conclure à une loi universelle – et ensuite parce que la théorie du droit naturel “permettrait à l’État, ou à ceux qui veulent le renverser, de se prétendre les interprètes d’une vérité universelle, ce qui peut conduire à l’oppression.” On retrouve ici son rejet des doctrines.
Sur tous ces points: critique des l’esprit de système, ouverture sur les faits, psychologie de l’action, rejet de la violence, Montaigne anticipe Revel.
À l’été 1992, Revel consacrera un article du Point à Montaigne où tous ces thèmes sont résumés.
Henri Astier